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peut-on s’attendre à trouver moins d’imprévu que dans une comédie de M. Ernest Legouvé, si ce n’est dans une comédie de M. Léon Laya? Cependant Miss Suzanne et Madame Desroches attirent encore du monde, et je ne jurerais pas que ces deux pièces, également chétives de fond et de forme, n’auront pas une carrière assez longue pour sauver l’honneur des théâtres qui les ont montées et fournir à l’amour-propre des auteurs une satisfaction suffisante.

Miss Suzanne, la première en date, est une pièce littéraire comme un programme politique, passionnée comme une leçon de morale. On n’oserait y trouver à redire, tant elle est remplie de bonnes intentions, si les intentions étaient quelque chose au théâtre et devaient désarmer le sens commun. L’instruction obligatoire, la dignité grandissante des arts industriels, l’utilité des expositions, la liberté des jeunes filles, le respect des femmes et autres thèses semblables que l’auteur recommande à nos réflexions, sont choses assurément excellentes, pourvu qu’on veuille bien n’en pas abuser, et c’est en abuser que de bombarder le public de sorties sentimentales sur ces sujets au beau milieu d’une pièce, quand il est, selon toute vraisemblance, moins en humeur de controverse qu’en disposition d’être ému et intéressé. On est agacé, quoi qu’on en ait, à la longue, de voir ces belles choses exploitées à tout propos, et fournir à celui-ci des développemens dramatiques, à celui-là des effets oratoires, qu’ils ne devraient demander qu’à l’observation sincère et à la raison. On ne saurait d’ailleurs assez admirer comment la morale se venge avec malignité du moraliste intempestif en déjouant ses intentions et en tournant ses efforts contre le but qu’il s’est proposé. M. E. Legouvé, le poète en titre des sentimens de famille, a voulu montrer que l’amour maternel est sacré jusque dans ses excès. S’il avait voulu au contraire nous mettre en défiance contre ce sentiment et nous le faire prendre en grippe, il n’aurait pu, je crois, procéder autrement. Figurez-vous la mère d’un capitaine de cavalerie qui, pour l’arracher aux maléfices d’une drôlesse, va chercher la fille d’un honnête sculpteur en bois, une enfant naïve et charmante, l’attire près d’elle, se sert de sa beauté comme d’un contre-aimant, sans avoir d’ailleurs un seul instant la pensée de la donner pour femme à son fils. M. E. Legouvé a pris la sage précaution de nous raconter l’histoire de je ne sais plus quelle grande dame qui en usait ainsi dans l’intérêt de ses neveux. Peine perdue; si celle qu’il nous montre ne prévoit pas où pareil jeu doit nécessairement aboutir, c’est une sotte; si elle l’a prévu, de quel nom veut-il que nous appelions cette bonne mère? Lorsqu’on est comtesse de Brignole-Montluçon, c’est-à-dire qu’on a toutes les fiertés de la noblesse de l’empire entée sur la noblesse ancienne, on peut, si l’on veut, se méconnaître jusqu’à supplier la maîtresse de son fils et humilier son orgueil aux pieds d’une coquine, quoiqu’à vrai dire ce soit prendre bien au tragique une amourette; mais les plus justes alarmes ne sauraient justifier l’oubli de toute délicatesse.