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projets de réorganisation de l’empire ottoman[1], en absurdes déclamations contre l’intolérance et l’inégalité religieuses, au moment où elle achève l’étouffement de la Pologne et entame la russification violente des provinces allemandes de la Baltique. Ceux à qui les multiples nécessités du maintien de la Turquie sont le mieux démontrées, et ses difficultés intérieures le mieux connues, l’aiguillonnent au point de l’irriter, et montrent une impatience qui est un encouragement pour tous ses ennemis. Le mal intérieur n’est pas moins grand ; soumise à un système d’impôts qui la ruine, dévorée par l’usure, en proie à des besoins croissans, elle voit approcher rapidement la famine, et ne peut entreprendre de réforme partielle sans qu’aussitôt l’obligation de tout réformer à la fois ne se fasse sentir. Il y aurait plus que de la témérité à vouloir tracer une ligne de conduite au milieu de pareils embarras. Il est certain toutefois qu’en dépit de calculs passagers et malgré le progrès du principe de non-intervention leur propre intérêt aussi bien qu’un intérêt de premier ordre pour la civilisation tout entière ne permettent pas plus aujourd’hui qu’autrefois aux puissances occidentales d’abandonner cette partie du monde à la Russie ; elles sont tenues de veiller, de prévoir, de résister. Elles ne peuvent pas non plus se livrer au rêve de substituer à la Turquie ni sur-le-champ ni bientôt des races qui, tout aussi barbares qu’elle et aussi peu capables de la vie moderne, portent encore tous les stigmates du bas-empire ; il y a donc péril à trop allumer une ambition qu’on ne satisfera pas. Quant au gouvernement intérieur, s’il existe un remède au mal, ce serait de réaliser non les réformes les plus radicales, les plus séduisantes ou les plus belles, mais celles qui, en offrant aux intérêts européens de sérieuses garanties, pourraient ouvrir à la Turquie le crédit dont elle a besoin, c’est-à-dire d’assurer une justice exacte et prompte, une administration fidèle à ses engagemens, une surveillance qui coupe court à la vénalité. Les ministres voient tout cela sans doute. Peuvent-ils s’empêcher cependant de se demander : « De quoi vivrons-nous, demain ? »


P. CHALLEMEL-LACOUR.

  1. Voir un mémoire du prince Gortschakof, en date du 6 avril 1867, sur la nécessité « d’organiser la coexistence parallèle » des races chrétiennes et de la race turque.