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citoyens ne doivent s’attacher qu’aux questions qui intéressent le pays tout entier, et qu’en donnant une si grande part dans la représentation nationale à l’influence et à l’intérêt des localités on empêche les électeurs de s’élever à cette hauteur de vues qui est nécessaire pour bien juger des intérêts généraux : c’est méconnaître tout à fait les conditions du gouvernement représentatif que de se figurer que les élections générales puissent être indépendantes des opinions et des intérêts locaux, ou que les choix puissent devenir plus sages le jour où les électeurs cesseront de chercher autour d’eux l’homme le plus digne de les représenter. Non-seulement les intérêts locaux, il faut l’avouer avec tristesse, sont trop souvent, dans un pays comme le nôtre, le seul levier qui puisse atteindre et remuer un peu l’opinion publique, mais ce sont des puissances légitimes dont il faut reconnaître l’influence et qui ont le droit de se faire entendre dans les conseils du pays. M. Mill, qui partage ici l’opinion de M. Hare, nous répond avec mépris qu’il ne s’agit, « non de représenter les briques et les pierres, mais de représenter les personnes humaines. » Qu’on y songe, les briques et les pierres ne sont pas toujours des choses inanimées ; elles sont aussi des personnes morales, elles sont du moins le signe visible des intérêts communs qui lient ensemble les habitans d’une même ville où d’une même province. Pour obtenir la représentation complète et sincère de toutes les opinions du pays, le mieux est encore de conserver la variété bienfaisante des influences locales. Au lieu de s’acharner sur la prétendue tyrannie des petites majorités partielles, il faut les respecter comme le seul contre-poids de la grande, comme le dernier et précieux refuge que le gouvernement de la démocratie offre encore à l’indépendance des minorités.

La théorie de la représentation personnelle a encore d’autres défauts plus graves. Il n’y a sans doute aucun mal à chercher dans notre esprit le mécanisme le plus propre à introduire une équité rigoureuse dans le système électoral. Cependant il ne faudrait pas dénaturer le gouvernement représentatif et désarmer l’opinion publique sous prétexte de l’affranchir. Or c’est là justement ce que fait M. Hare lorsqu’il se propose d’empêcher la compétition du pouvoir et d’annuler la puissance des grands partis organisés. Qu’un théoricien élevé à l’ombre de la centralisation française et nourri des idées fausses de l’école du Contrat social prenne en horreur l’organisation des partis et du fond de son cabinet d’étude lui voue une guerre implacable, que naïvement il s’imagine avoir travaillé pour la liberté quand il a réduit les citoyens à l’isolement et à l’impuissance, cette erreur est pardonnable dans un pays où malheureusement les mots passent avant les choses ; mais un