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Quand nous voyons la science jeter quelque lueur sur de pareilles questions, notre imagination est sollicitée tout de suite à se donner carrière. Que penser de ce repos relatif où l’univers s’enfoncera quand, toute occasion de changement ayant disparu, le cours des mouvemens matériels sera comme endigué dans des formes immuables? Que seront devenues à cette époque les manifestations de la vie? L’univers ne sera-t-il plus alors qu’une immense nécropole, ou se prêtera-t-il encore au développement des organismes vivans? Quels seront les êtres qui pourront vivre dans de semblables conditions? Et nous-mêmes que faisons-nous actuellement? Quel rôle jouons-nous au milieu des transformations dont l’univers est le théâtre? Comment à ce point de vue le monde agit-il sur nous et comment agissons-nous sur le monde? Notre libre activité a-t-elle prise sur le cours des choses? De même que nous pouvons précipiter ou retenir un corps sollicité par la pesanteur, pouvons-nous accélérer en quelque sorte la marche de l’univers en suscitant des transformations normales, et la retarder en déterminant des transformations contraires à l’ordre régulier? Enfin, en nous reportant à cet état extrême où nous voyons la conséquence dernière et comme l’accomplissement des lois que la physique nous a révélées, notre esprit s’arrêtera-t-il à cette conception suprême, et regardera-t-il la série des âges comme indéfiniment close? Ou bien nous élèverons-nous à la notion d’une période de temps dans laquelle serait enfermé tout ce que nous pouvons imaginer à l’aide des connaissances que nous avons acquises sur la nature, mais au terme de laquelle de nouvelles lois pourraient surgir pour changer la face du monde et l’entraîner à de nouveaux destins? Ainsi les problèmes se pressent; mais on n’espère pas sans doute que nous essayions de les résoudre. Aussi bien nous avons atteint la frontière où la physique cesse, où la métaphysique commence. Chacune d’elles a son œuvre à part dans les temps de division du travail où nous vivons. Le physicien scrute patiemment les faits; il les mesure, les compare, les classe, les réduit en formules générales, et les porte ainsi jusqu’aux confins de son domaine. Alors le métaphysicien s’avance ; de sa main délicate, que les épreuves du laboratoire n’ont point alourdie, il prend le fil qu’on lui tend, et d’un jet le rattache à la trame sublime et ininterrompue des causes premières. Pour aujourd’hui, nous avons rempli notre office; nous venons de livrer aux métaphysiciens ce que nous pourrions appeler le dernier perfectionnement de la science contemporaine. Puissent-ils n’en tirer que ce qu’il renferme !


EDGAR SAVENEY.