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ducteur de l’alimentation publique, écrasé par des charges énormes, ne trouvant plus nulle rémunération à son travail, laissait ses champs en friche, et abandonnait une culture qui ne lui amenait plus que la ruine et les avanies. Parfois, las de tant de misères, il prenait sa cognée ou sa faux, et demandait à la violence une justice que la loi lui refusait. Il s’appelait alors les Jacques, les pieds-nus, les Guillerys, les croquans, les Gauthiers ; mais on en avait vite raison avec quelques arquebusades. Le pauvre homme, rentré au logis, reprenait le hoyau et se remettait à fouir la terre, car il lui fallait payer les droits innombrables dont il était accablé. Qu’un peuple pressuré comme l’était le peuple français avant 89 ne soit point mort d’inanition, c’est là le miracle. Avant d’être au marché, le sac de blé, le bœuf, avaient souvent payé plus que la valeur qu’ils représentaient. Ces droits, dont Bouteillier appelle l’ensemble le droit haineux, avaient une formule sinistre : « le seigneur renferme les manans sous portes et gonds, du ciel à la terre; il est seigneur dans tout le ressort, sur tête et sur cou, vent et prairie; tout est à lui : forêt chenue, oiseau dans l’air, poisson dans l’eau, bête au buisson, cloche qui roule, onde qui coule[1]. »

Le droit de chasse était un des plus durs, car il contraignait le paysan à faire certaines cultures préférées par le gibier, à laisser les récoltes sur pied, à supporter un parcours violent qui souvent les détruisait. Il n’était point prudent de se plaindre, et à la veille même de la révolution le parlement de Paris, dans un arrêt de 1779, punit comme rebelles les habitans d’une paroisse qui avaient réclamé judiciairement des indemnités pour des délits de chasse. La noblesse et le clergé ne payaient point d’impôts; tout retombait sur le laboureur, qui mourait à la peine. Une caricature qui fut rendue publique vers 1788 peint la situation au vif, et fait voir que les temps sont proches. Un paysan vieux et dépenaillé est penché en avant, appuyé sur sa houe; il ressemble ainsi à une sorte d’animal à trois pattes. Son dos courbé supporte un évêque béat et un noble empanaché qui ne se préoccupent guère du poids dont ils l’accablent. Des lapins, des lièvres, des pigeons, dévorent la récolte mûre. Jacques Bonhomme est pensif, mais ses traits, fortement accentués, expriment tout autre chose que la résignation, et il dit dans un mauvais patois : « A faut espérer qu’eu jeu-là finira tôt! » Ce jeu est fini et pour toujours; l’égale répartition de l’impôt et la liberté du commerce ont sauvé la France au moment où la monarchie la laissait périr entre la famine et la banqueroute. Les lois de 1791, reprenant et appliquant les idées de Turgot, ont assuré

  1. Michelet, Origines du Droit.