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dans quelques magasins ignorés d’outre-mer. Aussi après le très dur hiver de 1789, la disette s’abattit sur Paris. Le peuple n’y comprenait rien; il s’était figuré que, puisqu’il était libre, il allait enfin avoir du pain à discrétion. Au mois d’octobre, on n’y tenait plus. Les femmes partirent pour Versailles sans autres dessein préconçu que de demander du pain, d’en exiger, d’en obtenir; l’affaire de la cocarde nationale insultée fut bien plus le prétexte que le motif. C’était le moment où la farine était si rare à Paris que les personnes invitées à dîner étaient priées d’apporter leur pain. On connaît ces lugubres journées. Les femme ramenèrent dans Paris « le boulanger, la boulangère, le petit mitron! » Elles s’imaginaient que le roi de France, cette antique idole si souvent invoquée en vain pendant les longs siècles de la monarchie, apportait avec lui, comme un génie tout-puissant, ce pain tant désiré, tant attendu et la fin de la misère. Les premiers instans purent le faire croire; grâce à l’activité extraordinaire du comité des subsistances, l’approvisionnement de Paris fut fait pendant quelque temps avec une certaine régularité. La famine cependant ne va pas tarder à revenir, et elle sera telle que la législation la plus prévoyante comme la plus terrible sera impuissante à la modérer. Sous le rapport de la disette, les mauvais jours de la république n’ont rien à reprocher aux mauvais jours de la monarchie.

Le cri qui si souvent avait frappé les oreilles de Charles VI, de Henri M. de Louis XIV, de Louis XV, de Louis XVI : du pain! devait retentir sans relâche autour des hommes de l’assemblée constituante, de l’assemblée législative, de la convention, du directoire. En s’écroulant, le vieux monde léguait à la France l’héritage de la faim, dernier résultat d’une série de lois oppressives, d’ordonnances caduques, dont l’esprit étroit, égoïste et tracassier avait pénétré jusque dans les mœurs et faisait corps avec elles. La manie de la réglementation, qui est une maladie essentiellement française, en était venue au point de paralyser absolument l’initiative individuelle et d’entraver tous les rouages administratifs. Pour lutter contre l’apathie des populations, pour détruire leurs préjugés, pour mettre en mouvement des richesses qu’une longue et traditionnelle habitude rendait immobiles, les hommes nouveaux n’eurent qu’une volonté excellente, et manquèrent de moyens pratiques. À ce moment où l’ère espérée va s’ouvrir, où la législation des subsistances va enfin, après tant de siècles, être débarrassée de ses liens, quelle est la consommation annuelle de Paris et quels besoins doit-on satisfaire? Le rapport de Lavoisier nous l’apprendra. Les 600,000 habitans de Paris consommaient alors annuellement 206 millions de livres de pain, 250,000 muids de vin (mesure de Paris), équivalant à 670,000 hectolitres, 8,000