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trancheur) est debout; il tient à la main son damas, qui est un coutelas emmanché très court, à lame longue, droite, inflexible et arrondie du bout. Il passe deux fois très attentivement l’ongle sur le fil afin de s’assurer qu’il n’est point ébréché, car il est dit au Lévitique : « Vous ne mangerez d’aucun sang, » et les juifs croient que, si la lame avait une entaille, si petite qu’elle fût, l’animal pourrait s’effrayer, qu’alors le sang se coagulerait dans le cœur, d’où il ne pourrait s’écouler. Le sacrificateur s’avance; en marchant, il doit dire mentalement : «Béni soit le Seigneur qui nous a jugé digne de ses préceptes et nous a prescrit regorgement. » Arrivé près du bœuf, il se baisse, lui saisit le fanon, et d’un seul coup lui tranche la gorge; il se rejette précipitamment en arrière pour éviter le jet de sang, se redresse, et deux fois encore passe l’ongle sur la lame de son couteau pour s’assurer qu’il n’a pas atteint la colonne vertébrale, car dans ce cas la viande serait devenue impure. Je ne sais si c’est un effet du hasard, mais les animaux que j’ai vu sacrifier étaient tous tournés vers l’est, direction idéale vers laquelle tant de religions inclinent à leur insu et sous différens prétextes, comme si elles se souvenaient encore des cultes solaires.

Le bœuf égorgé se débat avec des mouvemens spasmodiques et terribles; je n’affirme pas que, dès que le sacrificateur a le dos tourné, un garçon boucher ne saisisse pas une masse et ne frappe pas la victime pour l’achever et abréger ses angoisses dernières. Il est un fait à noter, c’est que ces hommes qui vivent dans le sang, dont le métier est de tuer, ont horreur de voir souffrir les animaux, et qu’ils procèdent toujours de façon à les anéantir du premier coup. Lorsque le bœuf a enfin poussé le dernier râle, qu’on est certain qu’il est bien mort, on l’ouvre. Le chokhet revient alors, il examine s’il n’y a pas d’adhérence au poumon, si l’estomac ne contient pas un objet qui aurait pu à la longue amener une perforation, si la vésicule du fiel et la rate sont intactes, si nulle fraction, fût-ce celle d’une vertèbre caudale, n’atteint les os[1]. Lorsque l’examen est satisfaisant, lorsque nul signe néfaste n’a été remarqué, l’animal est dit kochèr (droit), c’est-à-dire permis, et, comme tel, on le marque à différentes places d’une estampille spéciale, sinon il est treipha (lacéré), c’est-à-dire interdit, et on le livre immédiatement aux chrétiens. Ces deux mots, qui sont de l’hébreu chaldaïque, ont subi, comme on peut l’imaginer, quelque transformation en passant par la bouche des garçons bouchers; on les a francisés, et à l’abattoir on les prononce invariablement coche et trèfle. Le sacrificateur

  1. Un animal qui, déjà lié pour le sacrifice, se briserait un membre en tombant deviendrait immédiatement impur.