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réussir. Un des moyens de perdre Agrippine, et Séjan en usa avec une rare adresse, c’était d’exciter son caractère violent, de la pousser hors de toute mesure, de la jeter dans une série de fautes par des conseils perfides, par de sourdes provocations, par une amitié feinte. En même temps Séjan réveillait la haine de Livie, excitait la jalousie de Livilla, sa complice, qui voulait régner un jour avec lui; il augmentait la frayeur de Tibère en lui répétant les propos d’Agrippine, en lui montrant partout des conspirateurs, partout des préparatifs de guerre civile, partout un danger pour lui-même et pour l’empire. Peut-être était-ce lui qui avait fait suggérer aux pontifes l’idée d’adresser des vœux publics aux dieux en faveur des fils de Germanicus. C’était sous le consulat de Cornélius Céthégus et de Vitellius Varro. Tibère, outré, manda aussitôt le collège des pontifes, qui, heureusement pour eux, étaient presque tous alliés à la famille impériale, écrivit une plainte au sénat, et ne douta point que ce ne fût Agrippine qui par ses prières ou par ses menaces eût obtenu pour ses enfans un privilège réservé aux empereurs.

D’un autre côté, Séjan guettait les jeunes princes, qui échappaient à l’aile maternelle et avaient leur maison; il les circonvenait et tendait ses filets. Il n’avait pas besoin de développer chez eux l’orgueil et l’arrogance, la mère y avait pourvu, et les familiers du jeune Néron, ses cliens, ses affranchis, ses esclaves, le nourrissaient d’espérances prochaines, avides eux-mêmes de partager avec lui le pouvoir. Néron était déjà épié jour et nuit; son plus vigilant espion était sa femme, qui redisait à Livilla, sa mère, et à Séjan, amant de Livilla, jusqu’aux mots qu’il prononçait pendant son sommeil. En public, les flatteurs savaient qu’il fallait éviter le jeune Néron ; les confidens de Séjan au contraire passaient auprès de lui avec un air insultant. Tout était blessure pour cette âme fière et disposée elle-même à l’insolence. Tibère, quand il le voyait venir à lui, l’accueillait avec un visage menaçant ou un sourire faux[1]. Quant à Drusus, frère cadet de Néron, avant même qu’il eût pris la robe virile, Séjan avait su empoisonner son âme. Il excitait sa jalousie contre son frère, le préféré d’Agrippine, le favori du peuple, le successeur probable de Tibère; il lui faisait comprendre que, si Néron se perdait, lui Drusus hériterait de tous ses droits; il lui faisait désirer sa chute et sa place. C’est avec cet art qu’il développait dans des esprits encore tendres les plus tristes espérances ou les plus amères passions.

  1. Torvus aut falsum renidens vultu.