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saint Etienne, vénérable relique à laquelle les Hongrois ont voué un culte et dont l’histoire est toute une épopée[1]. Les deux archevêques conduisent enfin le souverain, désormais reconnu, à son trône, qu’entourent les magnats représentant les pays annexes, vartes adnexœ, dont les noms méritent de fixer l’attention. Ce sont : la Bulgarie, la Roumanie, la Serbie, la Lodomérie, la Galicie, la Bosnie, la Croatie, la Slavonie, la Dalmatie et la Transylvanie. L’enthousiasme des assistans éclate en eljen (vivat). L’indépendance de la Hongrie est consacrée, elle a son roi. La reine est couronnée aussi avec le même cérémonial.

Bientôt le cortège royal se forme et descend les rampes qui conduisent aux bords du Danube. Il passe le pont suspendu sous une voûte de drapeaux tricolores, et débouche sur les quais de Pesth. Après avoir juré devant le peuple fidélité à la constitution, le roi s’avance vers la place qui porte son nom. Là s’élève un petit monticule formé avec de la terre apportée des cinquante comitats du royaume : il représente le sol sacré de la patrie. Le tableau qui s’offrait aux regards en ce moment était fait pour remuer le cœur même d’un étranger. La situation de Pesth est admirable. Vers les quais, la jeune capitale a un aspect grandiose, presque théâtral, s’accordant parfaitement avec la cérémonie, qui ressemblait à une magnifique représentation scénique. Le Danube, fleuve immense déjà, auprès duquel la Seine n’est qu’un ruisseau, roule ses flots rapides vers l’orient. Un pont suspendu, qu’on doit à la persévérance de Széchenyi, le franchit avec des piles de granit et des câbles de fer qui ont un caractère de hardiesse et de force que n’atteint, je crois, en Europe, aucune construction de ce genre. Sur l’autre

  1. Ce précieux insigne est formé de deux couronnes. La première fut envoyée de Rome par le pape Sylvestre II au premier roi Etienne. La seconde fut donnée au roi Geysa en 1072 par l’empereur d’Orient Phokas, en reconnaissance de la magnanimité avec laquelle le prince hongrois avait traité les Grecs après la prise de Belgrade. Sur la couronne byzantine se trouvent deux inscriptions ; l’une porte ! Michael in Christo fidelis, rex Romanorum, l’autre : Geobitz fldelis rex Turkias, ce qui prouve qu’à cette époque on considérait encore les Hongrois comme un peuple d’origine turque. Nous ne pouvons rappeler ici les épisodes extraordinaires qui signalent l’histoire de la couronne de saint Etienne. L’un des plus remarquables est la façon vraiment merveilleuse dont elle a été retrouvée en 1853. En 1848, Kossuth, connaissant tout le prestige qui y était attaché, l’avait fait transporter à Debreczin. Après la capitulation de Világos, elle disparut, et nul ne savait ce qu’elle était devenue. M. de Karger, major de l’armée autrichienne, apprit que Kossuth l’avait emportée avec lui jusqu’à Orsova, et il s’imagina qu’elle devait être cachée dans les environs. Il les visita pendant des mois avec l’attention d’un Indien des prairies cherchant la trace d’un ennemi. Enfin, au bord du ruisseau la Czerna, non loin de la frontière valaque, il remarqua certains arbres qui avaient été taillés d’une manière inusitée. Il fit creuser le sol, et dans une prairie marécageuse il trouva un coffre de fer renfermant en effet tous les insignes royaux auxquels les Magyars rattachent la grandeur de leur patrie.