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lettre qu’on a lue avec attendrissement au sénat : « Je ne souffrirai pas qu’on empoisonne mes peuples. » Le clergé catholique sait par expérience que le parti qui les prend pour protecteurs finit toujours par être leur victime. Ne sollicitons pas les faveurs officielles pour les idées qui nous semblent justes ; il n’y a pas de meilleur moyen de les discréditer. Ne disons pas d’un système qui nous paraît faux qu’il met en péril la société ; c’est l’importance qu’on lui donne, c’est la peur qu’on en a qui le rendent dangereux. N’oublions pas enfin que, si nous avions conquis la liberté de l’enseignement supérieur, il nous resterait encore à nous y habituer. Il ne suffit pas que la loi permette aux opinions de se produire l’une à côté de l’autre, il faut qu’elles apprennent à se supporter et à vivre ensemble ; ce sera peut-être le plus difficile. Chez nous, tous les partis sont intolérans ; nous n’avons que des ennemis, jamais des adversaires ; les discussions tournent bientôt en injures, et les argumens en menaces. Comme cet empereur romain, il ne nous suffit pas d’écrire, nous voudrions proscrire. Nos étudians sont d’ordinaire des tyrans qui, pour être plus sûrs d’avoir raison, ne permettent pas qu’on leur réponde ; ils ont autrefois fermé la bouche à M. Sainte-Beuve, qu’ils portent maintenant en triomphe. Nos prélats ne se contentent pas de foudroyer dans leurs églises les doctrines qui leur semblent dangereuses, ils s’empressent d’apporter leur colère à la tribune du sénat, ce qui est presque la confier au bras séculier. On est toujours tenté de leur dire à tous, comme le Maître : « Hommes de peu de foi ! » Quelle confiance témoignent-ils dans la vérité qu’ils possèdent, s’ils ne la croient pas capable de résister à la moindre contradiction ? Ils n’ont pas d’outrages assez forts pour qualifier leurs adversaires ; ils les accusent de manquer d’esprit, de raison, de bon sens, et il leur semble pourtant que, si l’on permet à ces sots d’ouvrir la bouche, si on laisse un moment raisonner ces déraisonnables, tout est perdu. Voilà le péril le plus grand que coure chez nous la liberté de l’enseignement supérieur. Ce n’est rien de l’inscrire dans la loi : pour qu’on puisse en jouir pleinement, pour qu’elle produise tous ses bons effets, il faut d’abord la faire entrer dans le tempérament et dans les mœurs de la France.


GASTON BOISSIER.