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sans lui ! et quel chagrin au retour de ne pas le retrouver, so sad not to find my darling husband at home ! Albert, toujours Albert ! Ce nom est à toutes les pages.

Le bonheur d’autrui nous est indifférent ; nous le désirons par devoir, mais à la condition qu’on ne nous en rebatte pas les oreilles. Suivant Lucrèce, la jouissance égoïste de notre sécurité s’augmente par la vue d’un naufrage auquel nous assistons de loin. Y a-t-il dans la fadeur que nous trouvons aux peintures de l’amour satisfait l’ennui des naufragés qu’on force d’admirer la sécurité d’autrui ? Il est certain qu’il faut la catastrophe, la ruine finale d’un édifice d’espérances et de joies pour en soutenir la longue histoire. Ce nom d’Albert, qui revient si souvent, semble un gémissement et un cri de douleur, quand on songe à la séparation cruelle. La reine a éprouvé par elle-même la vérité de ce qu’a écrit Steele avec son cœur non moins qu’avec son esprit, quand il ne pouvait considérer sans une vive compassion la douloureuse condition de qui s’est vu arracher ainsi une partie de lui-même, et en ressent l’absence dans tous les détails de la vie. Sa position, pour employer encore l’image de Steele, ressemble à celle d’une personne qui vient de perdre son bras droit, et qui est toujours sur le point de s’en servir. Elle ne se croit plus la même dans la maison, à sa table, en société ou dans l’isolement. Elle perd le goût de tous les plaisirs qu’elle goûtait autrefois parce qu’un autre les partageait avec elle. Les objets les plus chers lui rappellent le plus vivement la perte de celui avec qui elle les possédait.

Les saisons passées à Balmoral et les excursions autour de cette demeure favorite forment la seconde partie du journal. « Chaque année, écrit la reine, mon cœur s’attache davantage à ce vrai paradis, et maintenant plus que jamais, quand il est devenu la création de mon très cher Albert, son ouvrage, son édifice, le produit de sa bourse. Son goût si rare, la trace de sa main si chère, s’y voient partout. » Désormais, c’est-à-dire depuis 1848, elle y passe les mois de septembre et d’octobre. Ainsi les jeunes mariés se contentent d’abord des maisons de campagne paternelles, puis vient le désir de bâtir suivant la mode du jour ou suivant son goût. Une villa s’élève sur le bord de la mer, un château dans la solitude des montagnes. Cependant les enfans ont eu le temps de remplir la maison de leur joie et de leur bruit ; plus ils sont nombreux, plus il est nécessaire de leur construire un nid large, bien disposé, fait exprès pour eux et pour soi. Nos pères visaient au grand, et ils y réussissaient ; mais ils n’entendaient rien à la commodité. Chaque génération a son idéal, et le nôtre en bien des choses est le comfortable. À cet égard, le journal de la reine sera