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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/77

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Lorsque je me rappelle cet épisode de la fresque, ou lorsque je me place au Louvre en présence de ce dessin magnifique, je ne puis m’empêcher de comparer la Vénus de la Farnésine à la Vénus de Milo. Les deux figures font paraître avec une singulière clarté les ressemblances qui rattachent et les différences qui séparent la plastique grecque et la peinture de la renaissance parvenues à leur suprême perfection. La ressemblance, c’est que les deux déesses représentent, sous son aspect souverainement noble, ce que les hommes appellent par excellence la beauté. La différence, c’est que dans la Vénus antique la divine splendeur du corps l’emporte un peu sur la puissance de l’expression morale, tandis que c’est l’inverse dans la Vénus raphaélesque. Chez celle-ci, le prestige de la beauté est encore surpassé par le rayonnement de l’âme. Pourtant entre le signe et l’idée l’harmonie est complète, parce que le signe, bien qu’admirable, n’a que l’importance qui lui revient, et que l’expression morale, quoique vive et intense, donne au signe l’accent, l’éloquence, la vie, sans le déformer. Les deux élémens rivaux sont conciliés par le sacrifice réciproque de leurs prétentions extrêmes. Du paganisme, Raphaël a retranché cette plasticité qui appelle le regard sur elle-même ; du mysticisme, il a écarté la raideur et l’austérité. Il n’y a plus entre le sentiment de ses personnages et leurs formes corporelles qu’une suave consonnance. Les païens, s’ils revenaient, n’y trouveraient pas assez leur compte, et y regretteraient un certain surcroît de vitalité frémissante. Au contraire les âmes dévotes jusqu’à l’ascétisme murmuraient déjà au XVIe siècle et gémissent encore aujourd’hui de cette brillante réintégration de la forme. Concluons-en hardiment que l’idéal réalisé par Raphaël est une conception nouvelle marquée d’un caractère de complète indépendance, mais néanmoins spiritualiste au plus haut degré. Le jugement de M. Taine sur le génie de Raphaël, tel qu’il se révèle dans son œuvre païenne, est donc une erreur des plus étranges. Qu’un esprit de cette distinction et de cette trempe ait pu se fourvoyer ainsi, on ne le comprend pas. Quant à M. Gruyer, il est resté en-deçà des conséquences de son travail. Passavant, lui, ne s’est pas trompé en disant que l’originalité de Raphaël n’est manifestée tout entière que par ses compositions mythologiques ; mais il n’a ni expliqué ni démontré son opinion. Cette explication et cette preuve, nous avons essayé de les donner. Or si nous y avons réussi, si Raphaël est au-dessus et au-delà de son temps, il a donc eu en lui-même des facultés personnelles supérieures à l’influence de son siècle et de son milieu. Cette conclusion légitime des analyses précédentes sera confirmée par un coup d’œil jeté sur l’intelligence et sur le caractère de l’artiste.