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III.


Trois puissances concourent à produire le génie : les circonstances extérieures qui lui préparent un terrain favorable, le don inné qui le constitue, la volonté qui le développe. En étudiant la race, le milieu, le moment où tel grand artiste a pris naissance, on explique jusqu’à un certain point ses ressemblances avec les artistes qui furent ses compatriotes et ses contemporains, et ces ressemblances, la science doit les constater. Nous ne voyons là pourtant que la moitié de ce qu’il faut savoir et de ce qu’on aspire à connaître, car la détermination des différences est tout aussi importante. D’ailleurs ce qui intéresse le plus vivement dans les maîtres de l’humanité, ne sont-ce pas les traits individuels, distinctifs, caractéristiques, en un mot l’originalité ? Envisagés uniquement au point de vue des influences extérieures qui les ont ou suscités ou secondés, peu s’en faut qu’ils n’apparaissent plus que comme des résultantes ou des produits. Que devient alors leur puissance créatrice, et où retrouver leur dignité d’êtres libres ? N’est-ce pas plutôt en eux-mêmes qu’il faut chercher les sources de leur grandeur ? Assez longtemps la critique a considéré Raphaël par le dehors ; le moment est venu de le contempler, s’il se peut, dans son âme même. Certes cette psychologie n’est pas facile à écrire. Point de mémoires, point de correspondance suivie où Raphaël se soit épanché : quelques lettres à peine où les affaires occupent plus de place que les sentimens et les pensées. Chez lui, nul souci de s’étaler, nul besoin d’occuper de sa personne ni ses contemporains ni la postérité. Avec le peu qu’on sait de lui, il est possible toutefois de ressaisir et de décrire, je ne dis pas dans leurs moindres linéamens, mais dans quelques-uns. de leurs traits caractéristiques, les puissances intellectuelles et morales qu’il ne tira que de son propre fonds.

La forme humaine, drapée ou nue, mais principalement nue, est le langage le plus expressif de la peinture. Les maîtres des maîtres sont ceux qui parlent le mieux cet idiome exquis. Raphaël l’a manié avec une supériorité incomparable. Dans ses tableaux païens, on l’a vu, la nudité est belle et naïve, expressive et chaste. Ses personnages nus n’ont jamais l’air déshabillé ; on dirait qu’ils n’ont jamais senti ni la pression d’une ceinture ni le poids d’un vêtement. Ils ignorent qu’aucun voile ne les couvre ; ils ne désirent pas être regardés, ne craignent pas de l’être ; ils ne savent pas qu’on les voit. De là dans les figures féminines une suave innocence, plus divine même que la pudeur, et dans ses images d’hommes une décence natu-