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répétons, d’hommes éclairés et honnêtes, se résignait à une telle impuissance et s’inclinait aussi complètement devant l’empereur ? Tout acte de la volonté du maître était nécessairement un acte de sagesse. Le souverain était infaillible, ainsi le voulait la doctrine impériale, et les esprits y étaient tellement façonnés que l’on n’imaginait même pas une velléité de contradiction.

Ce qui à distance nous paraît inconcevable, c’est la facilité avec laquelle les hauts fonctionnaires, qui appartenaient tous à la génération de 1789, et dont quelques-uns avaient joué un rôle politique sous la révolution, se soumettaient à la règle commune. Vouloir expliquer leur conduite uniquement par le désir de conserver des emplois et d’acquérir fortune et honneurs, ce serait évidemment les calomnier et calomnier la nature humaine. Ils adhéraient après tout à un régime et à un homme que la France entière, dans une crise de lassitude et par une explosion de reconnaissance, avait accepté. S’ils devaient être déclarés coupables, le pays serait leur complice. Autant qu’on peut en juger par les mémoires que plusieurs d’entre eux ont laissés et par les conversations plus sincères que nous ont transmises leurs contemporains, ils furent dominés dès le premier jour par l’ascendant que le génie de Napoléon exerçait sur tous ceux qui l’approchaient et aveuglés par une sorte de fascination personnelle contre laquelle ils ne cherchaient même pas à se défendre. Nous en avons un exemple vraiment caractéristique et quelque peu comique dans la biographie même de Frochot, qui fut assurément l’un des plus honnêtes serviteurs de Napoléon, en même temps qu’il était un fonctionnaire digne d’estime et, si le terme ne semble pas trop ambitieux pour cette époque, un bon citoyen. En apprenant que l’annonce de la mort de l’empereur, répandue lors de la conspiration Malet, était une fausse nouvelle : « Ah ! je le savais bien, s’écria le fidèle préfet de la Seine, un si grand homme ne peut pas mourir ! » Napoléon n’était pas seulement infaillible ; il était passé à l’état immortel. Et cette idolâtrie dura tant que l’autel fut debout. Les malaises de conscience, les secrètes inquiétudes, les retours vers le passé, tous les sentimens, tous les souvenirs qui auraient pu ébranler la foi, étaient refoulés et étouffés au seul aspect du maître. C’est vraiment à n’y pas croire. Ce que nous savons à cet égard est confirmé par le témoignage de Frochot, qui pourtant après douze années de dévoûment devait être frappé par la disgrâce.

La disgrâce de Frochot se rattache à la conspiration Malet ; on connaît la courte histoire de cet étrange incident. Napoléon était en Russie. Dans la nuit du 22 au 23 octobre 1812, le général Malet, condamné à la prison pour ses opinions républicaines, s’échappe