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s’allier à la confiance dans la liberté des opinions, il n’a même toute sa dignité qu’à ce prix.

Nous n’en avons pas fini avec nos morts. C’est le privilège de certains hommes, mêlés par l’esprit ou par l’action à tous les événemens, de ne pouvoir en quelque sorte disparaître d’un seul coup. On dirait que leur dernière heure se prolonge même après qu’ils ne sont plus, tant leurs contemporains ont de la peine à se désaccoutumer de les voir. Il y a quelques jours déjà que M. Berryer est mort ; depuis ce moment son nom a retenti partout, et un de ces jours passés seulement il a été enseveli à vingt lieues de Paris, à Augerville, dans ce petit village où il avait si souvent cherché le repos et l’agrément de sa vie agitée, et qui lui a dû après sa mort d’être pendant quelques heures tout peuplé d’une foule illustre ou ayant le désir de l’être. On l’a bien vu à cette affluence que l’éloignement n’avait pas découragée, M. Berryer était de ceux qui laissent une longue trace dans la mémoire affectueuse des hommes. Il le devait sans doute à tous les dons d’une large et puissante nature ; mais il le devait encore à l’originalité de son rôle, à cette indépendance que les événemens lui avaient faite, à ce double caractère d’avocat et d’orateur politique par lequel il s’imposait. M. Berryer avait été heureux parmi les heureux ; il n’avait connu jamais l’épreuve du pouvoir. Engagé dans la vie publique à la veille de la révolution de 1830, il n’avait pas eu le temps d’arriver au gouvernement, et depuis cette époque l’heure n’est plus revenue pour lui. Il eût été assurément un brillant garde des sceaux, si la monarchie qu’il aimait eût vécu ; il a été mieux que cela : il est demeuré l’avocat de toutes les causes vaincues ou délaissées, le patron de tous ceux qui avaient besoin de sa parole.

La légitimité était restée sans doute sa foi politique au milieu de toutes les révolutions, et il l’a confessée avant de mourir dans des termes qui feraient presque sourire, s’ils n’étaient empreints de la religieuse émotion de la dernière heure. Il a voulu redire encore une fois cette suprême parole d’un Blondel éloquent : « ô mon roi ! » En réalité, la royauté légitime n’était pour lui qu’une cliente de plus, comme Chateaubriand et Lamennais, comme le maréchal Ney, dont le dernier fils a eu le bon goût d’aller assister à ses funérailles, comme ces ouvriers qu’il avait défendus, et qui se sont fait un honneur de suivre son convoi. Des cliens, il en avait dans tous les camps, sur le trône comme dans l’exil, et lui seul a eu la bonne fortune de défendre tour à tour, quoique d’une façon différente, l’empereur Napoléon III et M. le comte de Chambord, les républicains et les princes d’Orléans. Au fond, il restait lui-même. Ce n’était ni Cicéron ni Démosthènes, comme on l’a dit dans une réminiscence classique ; c’était M. Berryer, homme de son siècle par les goûts et par les instincts, tempérament généreux, esprit à la fois solide et passionné, captivant ceux même qu’il ne pouvait convaincre.