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celle où le comte de Bussac, jetant son hameçon au hasard pour tâcher d’accrocher le mot de l’énigme, voit trois jolies personnes se précipiter sur l’appât à la fois, et au lieu d’un secret se trouve maître de trois. Enfin Paul reste seul avec la baronne, il cherche à son bras le symbolique anneau ; l’anneau n’y est plus. Sa défection a été devinée et devancée. Il sort le cœur joyeux entre son oncle, qui triomphe, et son remplaçant dans les fonctions de majordome. Par suite d’événemens où intervient une aventure un peu alambiquée de bal d’Opéra, l’hôtel Brunner en effet a un nouvel intendant.

Il fallait beaucoup d’art et de ressource pour mener jusqu’au bout sans encombrement et sans secousse cette action osée et touffue. M. Pailleron y a pleinement réussi. Cette petite comédie, d’une conception ingénieuse et d’une exécution serrée, a obtenu un succès très franc, auquel a aidé une interprétation qui laisse peu à désirer. Mlle Pierson, après s’être longtemps contentée d’être une jolie femme, ce qui est insuffisant pour une carrière dramatique sérieuse, s’affirme de plus en plus comme comédienne de mérite. On peut dater des représentations du Chemin retrouvé, de M. Leroy, l’ère de ses progrès marqués. Cette jolie pièce, écrite avec une rare entente de la scène, était tout à fait propre à faire valoir les interprètes à qui elle fut confiée. Mlle Angelo a aussi donné une grâce fière à un personnage épisodique du Monde où l’on s’amuse.

On sait avec quel art consommé Diderot a tracé un jour le portrait étrange d’un homme qui avait réduit l’abjection en préceptes et composé à son usage une morale qui est justement l’envers de la nôtre. Il a obtenu avec cette peinture profonde et amère des effets d’une originalité et d’une puissance qui confondaient Goethe. MM. Carré et Deslandes ont eu la singulière idée de travestir ce logique gredin tout d’une pièce en un agréable mauvais sujet capable de trouver au fond de lui-même, quand il est ivre, des trésors d’héroïque abnégation. C’est traiter avec sans façon une œuvre magistrale et consacrée. Cette tentative ne leur a pas porté bonheur. La prose nerveuse et colorée de Diderot enchâssée par places dans le dialogue ne suffit point à donner à la pièce tout le mordant que le titre. Une Journée chez Diderot, permettait d’attendre des audacieux qui l’avaient choisi. M. Pujol a donné du caractère du philosophe une interprétation consciencieuse, contenue et fort convenable. M. Pradeau a tiré ce qu’il a pu du personnage hybride qu’on lui donnait à représenter. Sa rondeur, sa gaîté, ses jeux de physionomie, ont trouvé à s’employer plus utilement dans Suzanne et les deux vieillards, pièce amusante où M. Henri Meilhac a su tirer d’une idée subtile, un peu trop subtile même, des effets inattendus et des scènes pleines de gaîté. Vivant entre deux vieux garçons qui veulent la fixer dans leur intérieur par des liens indissolubles, la petite Suzanne est sommée d’é-