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L’ESCLAVE À ROME.

on les appliquait chacun à un usage particulier. « Je me sers de mes esclaves, disait un Grec, comme de mes membres, un pour chaque chose. » De là l’extrême division du travail dans les maisons antiques ; elle n’a jamais été poussée plus loin qu’à Rome. On avait des esclaves pour ouvrir la porte au visiteur, d’autres pour l’introduire, d’autres pour soulever devant lui les tentures, d’autres pour l’annoncer. On en avait pour porter les plats sur la table, pour les découper, pour les goûter avant les convives, pour les servir. « Le malheureux, disait Sénèque, qui vit uniquement pour bien dépecer des volailles ! » Chaque opération de la toilette d’une femme était confiée à des personnes différentes. L’esclave qui gardait les vêtemens n’était pas le même que celui qui avait soin des perles ou de la pourpre. Il y avait des artistes spéciaux pour la coiffure ou pour les parfums. On a même découvert la tombe d’un malheureux dont l’unique fonction consistait à peindre la vieille Livie (colorator Liviae)[1]. Le maître trouve donc à la maison, dès qu’il y revient, une foule de serviteurs qui épient ses désirs et devancent ses ordres. « Je m’assieds, dit un personnage de comédie, mes esclaves accourent. Ils m’ôtent ma chaussure. D’autres se hâtent de dresser les lits, de préparer le repas. Tous se donnent du mal autant qu’ils peuvent. » Qu’en résulte-t-il ? Qu’à force d’être entouré, d’être servi, le maître prend l’habitude de ne rien faire. Tous ces gens qui s’empressent auprès de lui et auxquels il est si reconnaissant lui rendent le plus mauvais de tous les services, ils le dispensent d’agir. Le Romain de la république, qui n’avait guère qu’un domestique pour sa personne, qui se servait lui-même, était resté énergique et actif ; il a conquis le monde. Celui de l’empire, qu’environne toujours une troupe d’esclaves, devient lâche, efféminé, rêveur. De tous les meubles de sa maison, le lit est celui dont il use le plus volontiers. Il se couche pour dormir, il se couche pour manger, il se couche pour lire et pour réfléchir. Chez lui, les serviteurs se partagent toutes les fonctions de la vie, et tout est minutieusement réglé pour qu’il n’ait jamais rien à faire. Ce bel ordre qu’il admire est cependant plein de dangers. L’activité physique ne peut pas s’affaiblir sans que l’activité morale n’en souffre, et, quand on cesse d’agir, on finit par cesser de vouloir. Cette race qui avait perdu l’habitude d’exercer son corps et de le tenir en haleine laissa aussi

  1. M. Wallon, qui cite cette inscription dans son Histoire de l’esclavage dans l’antiquité, fait remarquer que quelques-uns entendent par colorator un peintre en bâtimens. — Je renvoie ceux qui voudraient avoir plus de détails sur la division du travail dans les maisons romaines à cet excellent ouvrage, qui contient une science si profonde et si sûre, et auquel l’Allemagne savante vient de rendre une si pleine justice (voyez le Manuel des antiquités romaines de Marquardt, t. V, p. 139).