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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/526

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s’énerver son âme. Il est donc vrai de dire que ce grand nombre d’esclaves que les Romains entretenaient chez eux n’a pas peu servi à les rendre eux-mêmes les esclaves des césars.

II.

Supposons l’esclave qu’on vient d’acheter jeté au milieu de cette multitude de serviteurs qui remplissent une maison romaine. Son premier regard est naturellement pour son nouveau maître, il cherche avec anxiété à le connaître pour savoir ce qu’il en doit attendre et comment il sera traité. Faisons comme lui, et demandons-nous d’abord à quel régime il va être soumis et quels seront les rapports du maître avec l’esclave. La réponse à cette question n’est pas facile, car les sentimens sont très partagés. Cette diversité d’opinions ne me surprend pas ; il est sûr que le sort de l’esclave peut être jugé très différemment, et que, par exemple, il change tout à fait d’aspect suivant qu’on l’étudie dans la législation ou dans la réalité. Jusqu’aux Antonins, la législation est d’une dureté terrible pour lui. Elle l’abandonne entièrement à son maître, c’est sa propriété au même titre que ses troupeaux et ses champs, il a le droit d’en user et d’en abuser selon ses caprices ; il est libre de lui infliger toute sorte d’opprobres et de déshonneur, il peut le battre et le tuer. On est donc forcé de reconnaître, quand on s’en tient à la loi, qu’il n’y a jamais eu de pire condition que celle de l’esclave romain ; mais il ne faut pas oublier que les institutions humaines ne font jamais ni tout le bien ni tout le mal qu’elles peuvent faire. Elles rencontrent dans les mœurs publiques et le sentiment général des obstacles qu’elles ne surmontent pas. Les lois peuvent être excellentes ou détestables, l’homme, qui est peu capable de perfection et qui répugne instinctivement à la barbarie, corrige ce qu’elles ont d’excessif en les pratiquant ; il ne les exécute d’ordinaire que dans les limites où elles ne contrarient pas la médiocrité de sa nature. On s’expose donc à se tromper, si l’on ne juge l’état social d’un peuple que d’après sa législation. Il faut savoir avant tout de quelle façon elle a été appliquée. Je suis convaincu qu’à Rome, au temps même où les mœurs étaient les plus rudes, on usait rarement des droits terribles que la loi donnait sur l’esclave. Caton avait beau dire qu’il est sage de le vendre quand il est vieux et qu’il ne peut plus servir, la coutume avait beau permettre de l’abandonner sans secours quand il était malade dans l’île du Tibre, près du temple d’Esculape, afin qu’il guérît ou qu’il mourût sans rien coûter, je suis sûr que dans les âmes généreuses la nature a toujours résisté à ce lâche abandon. Il serait facile de prouver que même au temps