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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/619

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ou soumis, Kara-George a substitué la monarchie au système féodal, et de cette monarchie c’est bien lui qui est le chef. Le sénat, les voïvodes, le peuple, sont dévoués à Kara-George, libérateur du pays et gardien de son indépendance.

C’est le moment de rassembler les traits épars de cette physionomie puissante. George Petrovitch, surnommé Kara-George, était né de 1760 à 1770 au petit village de Vischevtzi, dans le district de Kragoujevatz. Il était tout jeune encore quand son père, un paysan nommé Petroni, alla s’établir plus haut dans la montagne, au bourg de Topola. Ce bourg est désigné le plus souvent comme le lieu de sa naissance ; c’est à Topola qu’il avait grandi, qu’il était devenu homme, c’est à Topola qu’il repose aujourd’hui dans la petite église solitaire et sombre[1]. Il avait une vingtaine d’années lorsque les Autrichiens, en 1787, soulevèrent les raïas de la Serbie contre leurs oppresseurs. Au premier appel, avant même que les Autrichiens fussent arrivés, Kara-George avait pris les armes ; compromis, menacé, il fut obligé de fuir. Il se dirigea vers la frontière allemande, emportant tout ce qu’il pouvait soustraire à la vengeance de l’ennemi, emmenant même ses troupeaux, et forçant son père à l’accompagner. Le vieillard ne se résignait guère à s’expatrier de la sorte ; mais comment résister à cette volonté impérieuse ? Quand ils arrivèrent aux bords de la Save : « Mon fils, je t’en conjure, disait le vieux raïa, ne va point en Allemagne, ne quitte pas ton pays, nous nous soumettrons, et on nous pardonnera. » George fut inflexible. « Pars donc seul, reprend le vieillard, moi je reste. » On hésite à raconter ce qui suit. George savait bien que les rebelles ne pouvaient compter sur la clémence des Turcs, il vit son père torturé, empalé. « Te livrer à ces bourreaux ! s’écria-t-il, mieux vaut te donner la mort tout de suite. » Et, armant son pistolet, il fit feu. Pour atténuer cette horrible scène, quelques écrivains, entre autres M. Fedor Possart, ont prétendu que la victime était non pas son père, mais son beau-père. M. de Lamartine, dans son Voyage en Orient, a éprouvé aussi le besoin de mêler quelque chose d’humain’ à cette exaltation contre nature ; il montre Kara-George « se mettant à genoux devant le vieillard et lui demandant sa bénédiction »

  1. M. Kanitz a donné une intéressante description de Topola et des constructions qui rappellent les souvenirs de Kara-George. De hautes murailles flanquées de tours enferment le domaine qui fut jadis l’humble demeure de Petroni. Ce château fort était la résidence favorite du prince Alexandre Kara-Georgevitch. Derrière le château, sur le penchant de la montagne, s’élève l’école du bourg avec la petite église où reposent les cendres de celui qui fonda la principauté de Serbie. La porte est basse, la nef resserrée, et le jour ne s’y introduit que par d’étroites fenêtres. A gauche en entrant, on voit plusieurs tombeaux ornés d’emblèmes princiers et couverts d’inscriptions : ce sont les sépultures des membres de la famille. De l’autre côté, en face, une plaque de marbre rouge toute simple, toute nue, indique l’endroit où est enseveli Kara-George.