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avant de te frapper de mort. Ces atténuations, inspirées par un sentiment si naturel, ne feraient en réalité que rendre l’acte plus odieux. Supposez que le vieillard soit non le père de Kara-George, mais simplement un allié ; l’espèce de folie qui a emporté le malheureux hors des lois de la nature n’a plus ni cause ni excuse. Supposez qu’il ait eu le temps de regarder son crime en face, de se le faire pardonner d’avance, de recevoir d’avance la bénédiction de sa victime ; Kara-George n’est plus qu’un personnage de théâtre, ce n’est pas le héros sauvage qui se révèle à nous dès le premier jour avec toutes les furies de haine, d’épouvante et d’horreur que l’oppression ottomane a déchaînées en lui.

Oui, la haine de l’Ottoman, et une haine bien empreinte du caractère slave, la haine née de l’horreur et de l’épouvante dans une âme naturellement pacifique, voilà l’inspiration de Kara-George. Ami de la paix, animé surtout d’un profond sentiment du juste, si une de ces deux choses subissait quelque atteinte, s’il le croyait du moins avec ou sans raison, il entrait en des colères aveugles. M. Fedor Possart en cite un exemple singulier. Quand sa sœur se maria, il lui donna pour dot entre autres objets rustiques un certain nombre de ruches d’abeilles ; il avait choisi lui-même celles qu’il destinait à sa sœur et celles qu’il voulait se réserver, car il tenait beaucoup à ses ruches, étant maître expert en tout ce qui concerne la vie agricole. La mère, pour favoriser sa fille, profite d’un instant où George n’est plus là et modifie le triage à sa guise ; George a tout vu, il s’emporte, et, prenant une des ruches, il en coiffe la tête de sa mère, après quoi, confus de sa violence, mais toujours grondant, il va se cacher dans la forêt. Heureusement la pauvre femme en fut quitte pour quelques piqûres d’abeilles. « Ah ! s’écriait-elle en se dégageant, le vilain George ! le vilain noir ! » M. Possart affirme que le surnom de George (Tserni-George, Kara-George) est venu de là. Il ajoute, et ce détail nous plaît davantage, que la bonne mère racontait volontiers cette histoire, riant la première des étranges brusqueries de son fils et faisant le plus grand éloge de sa droiture. On devine déjà le personnage qui, devenu prince de Serbie, sera pour ses amis, pour son frère même, un si terrible justicier.

De 1787 à 1804, depuis la première révolte que soutenait l’Autriche jusqu’à la grande insurrection contre les dahis, les aventures de Kara-George se résument en quelques mots. Après l’affreux épisode de sa fuite en Allemagne, il avait repassé le Danube avec les corps-francs. Il s’y distingua comme sous-officier, puis, irrité de certaine injustice du colonel Mihaljevitch, il quitta l’armée, gagna les montagnes et se fit haïdouk. Bientôt cependant, réconcilié avec Mihaljevitch, il reprend son poste, et à la paix de Sistova (1791) il