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président, soit le congrès, tour à tour ministre, commandant en chef de l’armée, dictateur militaire des états du sud, il n’était pas une seule fois sorti de son rôle ; on ne l’avait jamais vu ni républicain, ni radical, ni démocrate, mettant son autorité au service d’un parti ou de son ambition personnelle ; le futur candidat à la présidence n’avait jamais paru sous le lieutenant-général des armées. On en était réduit aux conjectures pour deviner le choix qu’il allait faire. Les uns fouillaient dans sa vie passée pour y trouver des indices de ses opinions présentes, et ils se rappelaient avec joie que du temps de son obscure jeunesse le général Grant avait appartenu au parti démocratique le plus avancé. Les autres rappelaient sa carrière militaire, les éclatans services rendus par lui à la cause républicaine, et ils ne croyaient pas qu’il pût abandonner la bannière sous laquelle il avait si longtemps combattu. Le général était comme un oracle de qui les deux partis attendaient le mot de leur destinée. Partagés entre l’impatience de savoir enfin sa pensée et l’inquiétude de le voir se tourner contre eux, ils n’osaient ni l’un ni l’autre lui faire violence, et ils respectaient son silence tout en le maudissant. Plus leur perplexité devenait grande, et plus ils étaient empressés à le porter aux nues, à se glorifier par avance d’avoir obtenu son appui.

Cette fortune singulière était sans exemple en ce pays. Jamais aucun citoyen, si ce n’est peut-être le glorieux fondateur de la république, n’avait occupé cette situation supérieure d’où il commandait aux partis sans même leur communiquer ses desseins. Dans ce pays de libre langage, de publicité permanente et sans réserve, la taciturnité un peu dédaigneuse qui réussissait si bien au général Grant aurait été regardée chez tout autre comme une insolence intolérable et une espèce de lèse-majesté populaire ; on n’aurait pas manqué d’y voir la marque d’une politique perfide, d’un caractère despotique et ambitieux, l’hypocrisie d’un roué politique qui voulait conserver toutes les chances afin de jouer un double jeu. Voilà probablement ce qu’on aurait pensé, si le général avait été un politicien de profession, un Johnson, un Sumner, un Chase, un Lincoln même, accoutumé aux usages de la vie publique et à la discipline des partis ; mais sa popularité était bien au-dessus de tous ces reproches. Ce qui eût paru un défaut chez les autres passait chez lui pour une vertu. Sa modestie, son désintéressement, sa simplicité proverbiale, forçaient l’estime des partis, dont sa réserve obstinée faisait l’étonnement et le désespoir. Son humeur peu communicative lui prêtait un air mystérieux qui lui donnait plus de prestige aux yeux de la foule. Peu s’en fallait qu’on n’admirât jusqu’à ce laconisme forcé dont il avouait si modestement la cause, et où l’on