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vos différences de procédés, toutes vos nuances d’exécution, ne me touchent pas et ne me toucheront jamais ; toutes ces choses sont choses de votre profession, instructives seulement pour vous, estimables seulement pour vous. Moi, je ne m’attache qu’aux œuvres exceptionnellement originales, qui ont une signification tranchée, irrécusable, à celles qui ont exprimé en une fois et pour toujours un certain ordre de pensées, qui sont ainsi entrées dans mon éducation morale, et qui ont accru la richesse du bagage avec lequel mon âme se présentera dans l’éternité. Afin de bien vous assurer que mes jugemens sont au fond l’équité même, transportez-vous pendant quelque temps dans la province qui n’est pas la vôtre ; vous, Josse du pinceau, ayez le courage de vous enfermer quatre mois dans une bibliothèque et d’y parcourir n’importe quel canton littéraire, par exemple ce théâtre français qui passe pour si riche et qui est si riche en effet, et dites-moi si vous ne jugerez pas que tout cela se résume en cinq noms et en vingt-cinq drames dignes de souvenir. Vous, Josse de l’écritoire, allez visiter n’importe quelle école de peinture, cette école flamande si féconde, si vous voulez, et vous verrez que, pour vous comme pour moi, il ne restera que six noms gravés dans votre mémoire, dont quatre très grands : Jean Yan Eyck, Hemling, Quentin Matsys, Rubens, Van Dyck, Jordaens. Quatre trônes pour les quatre premiers, un fauteuil d’honneur pour le cinquième, et un simple tabouret pour le dernier ! Cela fait, accordez, si vous tenez à être strictement juste, une mention d’estime au bon Gaspard de Crayer. Tout le reste est affaire de pure curiosité, d’érudition, d’archéologie, et les quelques atomes que cela pourrait ajouter à votre richesse morale ne compenseront jamais les biens solides et réels que vous auriez acquis dans une autre province de l’esprit pendant le même temps que vous passerez à extraire ces maigres parcelles. »

La postérité a raison ; c’est nous qui sommes des juges partiaux. Il n’y a réellement d’important dans un art que ce qui intéresse les hommes qui appartiennent à un autre art. Que d’œuvres éclatantes et charmantes contiennent les musées et les églises des Flandres, et dont le spectateur peut dire : Après tout, je pouvais m’en passer, ou, mot plus cruel encore, cela a été un régal pour mes yeux ; mais il n’y a aucun inconvénient à ce que je l’oublie. L’église de Saint-Jacques d’Anvers contient une Assomption de Boyermans d’un coloris doux et suave ; mais le charme dure peu, car la signification morale de l’œuvre est nulle. Que de fois aussi les couchers de soleil d’automne m’ont offert les enchantemens de leur ciel bleu pâle rayé de traînées vaporeuses de couleur violette ! et cependant ces enchantemens n’ont laissé aucun souvenir dans ma mémoire.