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sentimens décideront leurs préférences ? Ces grands apôtres des Slaves, saint Cyrille, saint Méthode, aujourd’hui encore objet d’une si profonde vénération dans l’église grecque, avaient été consacrés à Rome et défendus par le saint-siége contre les évêques allemands, fauteurs intéressés de l’hérésie des Trilingues[1]. C’est à Rome que le plus illustre des deux frères, saint Cyrille, avait rendu le dernier soupir. De tels souvenirs étaient un engagement ; quelles idées ou quels instincts ont donc entraîné les Serbes vers l’église orientale au moment même où ils avaient à défendre leur indépendance contre les empiétemens continuels des empereurs byzantins ? L’histoire qui pourrait suivre dans les documens contemporains ce travail politique de la Serbie aux ixe et xe siècles aurait des renseignemens précieux sur son caractère et son esprit. Ce n’est pas tout ; on sait que dans l’immense famille slave les uns (Polonais, Tchèques, Croates) se sont attachés à l’église latine, et par là ont été plus ou moins mêlés au mouvement de la civilisation occidentale, tandis que les autres, en bien plus grand nombre, ayant suivi naturellement l’église grecque, restèrent associés aux destinées de l’Orient. C’est surtout la Serbie primitive qui s’est trouvée morcelée par cette division des églises. Dès le ixe siècle, il y a des Serbes catholiques et des Serbes orthodoxes ; on dirait un partage des eaux à la cime des Balkans, les tribus de l’ouest se dirigeant vers Rome, celles de l’est gravitant vers Byzance. Eh bien ! par une singularité plus frappante encore, le partage ne se fit pas seulement en orthodoxes et catholiques ; le mahométisme, qui à cette époque disputait à la prédication chrétienne les peuplades établies au nord de l’empire d’Orient, détacha aussi certaines parties de la famille serbe. Je ne parle pas des Bosniaques, les Serbes musulmans d’aujourd’hui, lesquels ne sont devenus musulmans qu’après la conquête et pour se soustraire aux violences des vainqueurs. Si les Serbes nous offrent une vaste famille coupée en trois parts, l’une soumise à Mahomet, les deux autres suivant la loi du Christ, mais dans des communions opposées, les origines de leur histoire nous prépareraient peut-être à ce singulier spectacle. Ce qui est certain, c’est que dès le Xe siècle un missionnaire musulman, étant allé convertir les Bulgares au mahométisme sur la demande du roi de ce pays, traversa une des contrées slaves évangélisées par Cyrille et Méthode, et y trouva beaucoup de mahométans[2]. Quoi qu’il en soit, c’est une situation bien

  1. Voyez sur ce point d’intéressans détails dans la thèse que M. Louis Léger a soutenue récemment devant la faculté des lettres de Paris, Saint Cyrille et saint Méthode.
  2. Ce rapport, traduit en allemand, a été publié à Saint-Pétersbourg par M. Fraehn : Ibn-Fosslan’s und anderer Araber Berichte über die Russen älterer Zeit, 1823. — Le