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que sur un point ; mais ce point était important. Dans le système de Saint-Simon, la noblesse seule devait former les conseils ; au grand déplaisir de l’altier duc et pair, le régent y avait introduit des magistrats en même temps que des grands seigneurs, afin de balancer l’influence de la noblesse par celle de la robe, qui représentait les traditions judiciaires et administratives. L’abbé proposait de faire un pas de plus et de soumettre les membres des conseils à l’élection. Il lui paraissait évident que, si les conseils n’étaient remplis que des créatures des ministres, il n’y aurait point de liberté réelle. Ce principe nouveau de l’élection souleva de vives répugnances qui achevèrent de compromettre les conseils. Le régent lui-même se sentit blessé de cette critique indirecte ; il ordonna la suppression de tous les exemplaires de la Polysynodie, et fit arrêter l’imprimeur. L’abbé de Saint-Pierre avait poussé encore plus loin l’audace et la franchise, il avait osé refuser à Louis XIV le titre de grand. « On pourra bien, disait-il, lui donner le surnom de Louis le Puissant, Louis le Redoutable, car nul de ses prédécesseurs n’a été si puissant et ne s’est fait tant redouter ; mais les moins habiles ne lui donneront jamais le surnom de Louis le grand tout court, et ne confondront jamais la puissance avec la véritable grandeur. Cette grande puissance, à moins qu’elle n’ait été employée à procurer de grands bienfaits aux hommes en général et aux sujets en particulier, ne fera jamais un grand homme. » Ces paroles hardies firent d’autant plus d’effet qu’elles répondaient aux sentimens secrets de beaucoup de contemporains. Les défenseurs de l’autorité monarchique s’en indignèrent ; du fond de Saint-Cyr, Mme de Maintenon, qui vivait encore, excita ses amis à venger la mémoire du demi-dieu qu’on osait insulter ainsi trois ans après sa mort.

L’orage éclata dans le sein de l’Académie française, habituée depuis soixante ans à épuiser toutes les formules de la louange en l’honneur de Louis. Le cardinal de Polignac se chargea de dénoncer à l’Académie le blasphémateur et de proposer son exclusion. Les amis de l’abbé l’invitèrent à faire amende honorable, il refusa ; il se contenta d’écrire à l’abbé, depuis cardinal de Fleury, précepteur du jeune roi, alors chancelier de l’Académie, pour demander à être entendu, et il écrivit en même temps au régent qu’il n’avais pu en conscience parler autrement. C’était aggraver son tort et rendre sa condamnation inévitable ; elle fut prononcée, l’Académie refusa de l’entendre. Au scrutin secret, il ne se trouva qu’une voix pour l’absoudre, c’était celle de Fontenelle.

L’abbé de Saint-Pierre reçut le coup avec dignité. Voici la lettre qu’il écrivit à Sacy le lendemain de son exclusion :