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lui préparait. Le public lui reprochait tantôt de n’avoir aucun plan, tantôt de conspirer contre la croyance et la morale de son pays. Pris au dépourvu, les lecteurs reçurent avec curiosité, impatience ou colère les chants successifs expédiés de Venise, de Ravenne ou de Pise, et dévorèrent ainsi, malgré quelque répugnance, le livre le plus révolutionnaire de leur littérature. L’esprit français se pique d’un certain ton de raillerie sceptique dont Voltaire a donné de parfaits modèles dans ses poésies mêlées. Si cet esprit de légèreté sceptique est un travers, après Don Juan, les Anglais n’ont plus le droit de s’en dire exempts ; si c’est un talent, nous ne pouvons plus nous vanter d’en avoir le privilège.

C’est encore une question de savoir si l’auteur de Don Juan fut égal à lui-même jusqu’à la fin. Suivant Macaulay, le vers de Byron perdit de la force et de la plénitude qui le distinguaient de tous les poètes modernes ; mais le critique néglige de fournir des preuves de cette décadence, et la sévérité de son arrêt, conforme au préjugé contemporain, porterait contre toute justice sur l’œuvre entière de Don Juan. Il indique le moment où, par suite d’excès, les cheveux du poète commencèrent à blanchir, mais non celui où commencent dans son poème les symptômes de l’affaiblissement. C’est précisément ce que demande M. Swinburne, le plus remarquable des byroniens nouveaux. Poète de la première volée, il a le droit d’être au moins entendu quand il affirme que d’un bout à l’autre le Don Juan ne faiblit pas. A son avis, l’épopée a rencontré en Angleterre quelque froideur du moment que le profane héros met le pied sur le sol sacré de la Grande-Bretagne. Tant que la satire lance ses traits au dehors, et que le poète promène en Espagne, en Grèce, en Turquie, en Russie, sa composition ambulante, tout en somme est pour le mieux, et les péchés contre la religion et la morale sont véniels ; mais sitôt que la satire débarque à Douvres et crie hurrah ! galopant sur la route de Cantorbéry, le public anglais serre les rangs pour n’être pas entamé. Sitôt que le poète s’empare d’un lord Henry, d’une lady Adeline, d’une comtesse Fitz-Fulke, c’est Ucalégon qui brûle ; l’incendie est chez le voisin, il faut l’étouffer. Vous pouvez compter sur l’esprit de corps de la critique ; sous les déluges de sa prose, elle éteint ce qui de loin paraissait si brillant. Que disait-on de cette verve intarissable ? Le poète est visiblement fatigué, il n’a plus de souffle. Si cette explication des retours de l’opinion est vraie, le déclin prétendu de ce poème commencerait au dixième chant. M. Taine montre pour Byron presque de l’enthousiasme. Hormis un ou deux noms sur lesquels ce critique très distingué égare son admiration, c’est un sentiment que par penchant naturel et par système philosophique il n’éprouve pas