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sera mis en mesure d’en juger quand M. le lieutenant de vaisseau Garnier, chargé spécialement de la partie météorologique, hydrographique et géographique de l’exploration, aura terminé ses travaux.

Nous quittâmes Saïgon le 5 juin 1S66 à midi. Ceux qui connaissaient l’indomptable énergie de notre chef nous serraient la main comme à des condamnés; mais la plupart nous prédisaient un prompt retour après une tentative avortée. Pour moi, lorsque j’essaie de me rappeler aujourd’hui les impressions que j’éprouvai en voyant du pont de la canonnière s’éloigner les édifices principaux de Saïgon, la capitale naissante de la France asiatique, je les trouve moins vives que celles ressenties quelque temps auparavant lors de mon départ pour le Cambodge. J’avais passé près de six mois sous le climat énervant de la Cochinchine, et l’action s’en faisait sentir par une sorte d’indifférence générale.

Il était impossible de quitter le Cambodge sans visiter les ruines qui font à la fois sa honte et son orgueil. Elles marquent le point où battait le cœur maintenant refroidi de ce grand empire khmer, dont nous retrouverons bientôt sur notre route des membres épars, et la contemplation de ces magnifiques débris était bien faite pour augmenter notre ardeur à rechercher les autres vestiges d’une civilisation disparue. Au sortir de Compon-Luon, notre petite canonnière prit donc la direction du Grand-Lac. Le Ton-le-sap, véritable mer intérieure, n’a pas moins de 20 lieues de longueur au moment des basses eaux; mais, quand l’inondation commence, il s’épanche sur la campagne, et l’étendue en est triplée. Durant les mois d’août et de septembre, les routes sont supprimées dans la partie basse du pays; les barques circulent à travers les champs, les arbres montrent leur tête au-dessus de l’eau, les animaux féroces se retirent en masse sur les hauteurs, rien ne donne une plus juste idée du déluge. Les hommes de la plaine se réfugient eux-mêmes sur les montagnes ou y envoient leurs animaux domestiques. La crue des eaux n’atteint pas tous les ans un niveau uniforme; il arrive parfois que le riz souffre de la sécheresse, parfois aussi qu’il meurt submergé dans les plaines. Il y en a cependant une espèce particulière dont la tige, se développant à mesure que les eaux montent, maintient toujours l’épi à la surface.

Nous étions au mois de juin, les pluies commençaient à peine à tomber régulièrement chaque jour, et les eaux jaunes du lac étaient encore peu profondes. Les passes de cet immense réservoir, qui, d’après des traditions fort obscures, n’aurait pas toujours existé, sont étroites et s’obstruent sensiblement chaque année. A l’entrée, sur la gauche, une chaîne de montagnes court dans la direction de