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Pursat. Les nuages couronnent les hauteurs, et le soleil, qui lutte contre eux sans pouvoir les traverser, leur donne une teinte blanchâtre et transparente. Nous rencontrons çà et là quelques barques de pêcheurs attardés. De rares villages sont dispersés sur les rives, d’autres s’avancent au-dessus de l’eau, et les frêles poteaux qui supportent les cases se penchent sous l’effort des vagues sans que les habitans en paraissent effrayés. Ce sont des Annamites, et, comme le buffle, leur fidèle serviteur, si la terre venait à manquer, ils s’arrangeraient de la vase et de l’eau. Bientôt le vent se lève, il souffle avec violence, creusant des sillons profonds. La terre n’est plus sur notre droite qu’une ligne bleuâtre s’élevant à peine au-dessus des flots; à gauche, nous avons un horizon sans limite.

Une ligne imaginaire correspondant à deux poteaux placés sur les rives divise le Grand-Lac aux deux tiers de la longueur, et marque le commencement des domaines siamois. En s’emparant des deux provinces de Battambang et d’Angcor, le roi de Siam s’est approprié une partie du lac, dont il ne peut guère profiter d’ailleurs, toutes les issues étant demeurées aux mains des Cambodgiens. Les Annamites sont presque seuls à exploiter l’industrie de la pêche. Plusieurs milliers de barques se livrent à cette opération dans le lac lui-même et dans le bras qui met celui-ci en communication avec le Mékong. Les bateaux se chargent de poissons à pleins bords. Une partie du produit de cette pêche miraculeuse entre dans l’alimentation publique, dont elle constitue un élément considérable; l’autre est employée à faire de l’huile. — Cette pêche annuelle est tenue pour une si bonne affaire qu’on voit des Annamites emprunter à 100 pour 100 l’argent nécessaire à l’achat du sel. Le taux autorisé par la loi cambodgienne n’est que de 40 pour 100 par an. Les Annamites exercent encore au Cambodge un autre genre d’industrie qui mérite d’être signalé. Quand les eaux sont hautes, ils remontent les arroyos qui se jettent dans le Mékong, et ravagent les bambous des rives. Ils en font d’immenses radeaux qu’ils livrent au courant. A l’arrivée des radeaux à Pnom-Penh les prix baissent au point qu’on a 30 ou 40 gros bambous pour une ligature[1]. Ils usent alors, pour relever la valeur de leur marchandise, d’un moyen fort simple : ils incendient un quartier de la capitale.

Le soir, au moment où notre canonnière jette l’ancre, quelques pêcheries se révèlent à la lueur vacillante de la torche qui les éclaire et dessine dans l’eau comme des serpens de feu. Nul bruit humain, rien que le clapotement des vagues et la voix faiblissante du vent. La saison de pêche est finie, et les poissons jouissent de

  1. 1 franc.