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ture simple, réfléchie, adorable: non-seulement elle n’a jamais aimé; mais elle ignore jusqu’aux moindres choses de l’amour, et son absolue innocence fait son charme. Or un opéra ne pouvait, on l’imagine, se contenter de si peu, La Marguerite à laquelle ici nous avons affaire a déjà son galant, un certain petit Siebel, espèce de Chérubin sentimental qui la rencontre au puits, lui cueille des bouquets au clair de lune, l’embrasse entre les portes, et cause d’elle avec ses camarades de la brasserie. Comment M. Gounod ne s’est-il pas aperçu qu’en maniérant ainsi le type il le tuait? Comment un esprit aussi délicat que le sien n’a-t-il pas compris que cette complication, d’ailleurs vieillotte et ridicule au seul point de vue scénique, engageait tout l’ensemble du caractère. Marguerite, avant sa rencontre avec Faust, n’a jamais reçu les complimens de personne; absorbée par les soins et les soucis de la famille, toute à ses devoirs religieux, à ses occupations domestiques, elle a grandi obscurément, honnêtement. Si l’hommage de Faust éveille en ses sens un pareil trouble, c’est que cet hommage est le premier qu’un homme ait osé lui adresser. Faites que son innocence ne l’ait pas jusque-là infailliblement protégée contre les aveux, qu’elle ait été, je ne dis pas atteinte, mais simplement effleurée, et l’idéal aussitôt s’évanouit; vous avez à la place de Marguerite une de ces aimables filles d’Eve qui, dans l’école buissonnière de l’existence, prennent, en attendant mieux, les bouquets qu’on leur offre, et plantent là leur Siebel pour courir au damoiseau qui se présente un écrin sous le bras. Siebel n’avait que sa chanson et son pot de giroflées; Faust donne des diamans, va pour le docteur, et qu’on se le dise! En vérité, pas n’était besoin d’évoquer le diable pour séduire un pareil tendron d’opéra-comique, Sienna mi fece, disfece mi maremma, soupire en un vers d’inexprimable mélancolie la dame de Toloméi, ce que librement nous traduirions ainsi : « Weimar m’a faite, et Paris m’a défaite, »

C’est un peu cette figurine en biscuit de Sèvres que représente Christine Nilsson : de là son insuccès. On lui reproche son manque de tendresse, d’entraînement, ses gentillesses provocantes, sa sécheresse tempérée de mignardise, comme lorsqu’après avoir dit : « Je voudrais bien savoir quel était ce jeune homme, » elle ajoute tout à coup : « Et comment il se nomme, » en secouant la tête d’un joli petit air mutin et coquet qui semble ménagé par un ressort. J’entends les fâcheux s’écrier que ce n’est point là Marguerite. A merveille, s’il s’agit de la création de Goethe; mais, s’il ne s’agit au contraire que de la Marguerite de M. Gounod, je trouve qu’il est impossible de mieux saisir ce personnage et d’en rendre avec plus de virtuosité le charme ondoyant et divers. Dans la phrase d’entrée, dans certaines mélopées languissantes du jardin, dont les fadeurs ont besoin d’être relevées par la belle diction d’une cantatrice de haut style, j’avoue que Mme Carvalho conserve l’avantage. Quant à l’air des bijoux, je ne pense pas qu’il y ait au monde une comparaison que Mlle Nilsson doive redouter dans ce morceau; elle