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était revenu à Belgrade, amenant avec lui 150 forcenés chargés de représenter la nation et de vociférer contre le prince ; ce fut le 13 que Milosch signa son abdication.

Le prince déchu voulait se réfugier en Hongrie ; on craignit que la Hongrie ne voulût se servir de lui contre la Russie, c’est-à-dire contre le parti qui allait gouverner les Serbes pendant la minorité du jeune prince. Déjà le gouverneur de Semlin se préparait aie recevoir avec honneur dès qu’il mettrait le pied sur le sol autrichien. L’escorte chargée de l’accompagner reçut donc l’ordre de le conduire en Valachie. En quittant Belgrade, Milosch dit au colonel Hodges : « Ma chute, toute proportion gardée, n’est pas sans analogie avec celle de Napoléon. Comme le grand empereur, j’ai délivré mon pays par les armes, j’ai assuré son repos par des négociations ; on n’a plus besoin de moi, on me chasse[1]. »

On a dit que des sénateurs avaient voulu le faire condamner à mort et exécuter au moment où les milices de Kragoujevatz se dirigeaient sur Belgrade ; on a dit que Voutchitch eut l’indignité de l’accabler d’outrages à l’heure de sa chute ; on assure qu’à son départ des forcenés accompagnèrent l’escorte en hurlant des chansons grossières. Il paraît pourtant que, sauf ces misérables incidens, l’attitude du pays fut noble et digne. Une tristesse profonde dominait tous les autres sentimens. La foule était silencieuse et morne. Comment les souvenirs évoqués par Milosch dans ses adieux au colonel Hodges ne se seraient-ils pas représentés à tous les esprits ? L’incertitude de l’avenir y ajoutait une valeur nouvelle. Tyrannie pour tyrannie, était-on sûr de ne pas regretter celle du libérateur de 1815 ? S’il est vrai que Stoïan Simitch ait dit quelques années plus tard : « La Serbie a reculé d’un siècle depuis la chute de Milosch ; mais nous nous sommes vengés, » on comprend le morne silence de ceux qui n’avaient point à exercer de vengeances personnelles, ou qui se préoccupaient davantage de l’intérêt public. Que la séparation ait été nécessaire ou non en 1839, il est certain qu’elle fut un déchirement, tant il y avait déjà de solides attaches entre la nation serbe et les Obrenovitch. C’étaient des ennemis de Milosch qui le conduisirent jusqu’à la terre d’exil ; à Belgrade, au moment du départ, sur la frontière valaque, à l’heure des derniers adieux, aucun de ceux qui composaient l’escorte, aucun des exécuteurs de la sentence ne put retenir ses larmes.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez la Hongrie et la Valachie, souvenirs de voyage et notices historiques, par M. Thouvenel, 1 vol. ; Paris 1840, p. 130,