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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/69

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comme lui, qu’aucun pouvoir humain ne peut porter atteinte à l’indépendance de l’âme. « Allons, bourreau, fait dire Prudence à une jeune chrétienne, brûle et déchire. Sépare ces membres formés de boue. Il t’est facile de détruire cet assemblage fragile. Quant à mon âme, malgré toutes les tortures, tu ne l’atteindras pas. » Ils ne l’ont pas atteinte en effet. Les supplices ont été inutiles, et le christianisme a donné au monde le plus moral de tous les spectacles, celui de l’impuissance de la force. Non-seulement il a défendu alors par son exemple la liberté de croire, mais il l’a proclamée par ses docteurs. Tertullien, le plus sévère de tous, le moins porté à des concessions qui compromettraient la doctrine, disait : « Il est de droit humain et naturel que chacun honore le Dieu auquel il croit. Une religion ne doit pas en opprimer une autre; elle doit se faire accepter volontairement et ne pas s’imposer par la contrainte. » Lactance ajoutait ces nobles paroles : « On défend ses croyances en mourant pour elles et non pas en tuant en leur nom. Si l’on croit les affermir par le sang et par les supplices, on se trompe : on les souille et on les déshonore. Il n’y a rien qui doive être si libre que la religion. Nihil est tam voluntarium quam religio. » Ces belles doctrines sont les nôtres, et ceux qui les ont enseignées dans leurs écrits ou sanctionnées par leurs souffrances nous appartiennent. L’église chrétienne a bien raison d’honorer leur mémoire et de se glorifier d’eux; mais ils ne sont pas seulement les héros d’une opinion particulière. Tous ceux qui pensent comme eux que la croyance doit être libre et qu’une religion n’a pas le droit de s’imposer par la force peuvent se mettre à l’abri sous leur nom. Nous n’avons donc aucun intérêt à restreindre le nombre des martyrs et à contester leur mérite; il ne nous convient pas de jeter quelque ombre sur cette époque héroïque qui a donné au monde un si grand exemple, et ceux qui, comme M. de Rossi, cherchent à nous la faire mieux connaître, quelles que soient leurs convictions personnelles, ont droit aux sympathies de tout le monde. Nous devons faire des vœux pour que ses fouilles soient toujours aussi fécondes, et qu’il ait le temps d’achever cette œuvre si vaillamment commencée. Quand il devrait nous donner un peu plus de martyrs et de confesseurs que n’en reconnaissait Tillemont, nous n’aurions pas de raison de nous en plaindre. En multipliant les victimes, il nous rend les bourreaux plus odieux; il nous fait détester davantage cette insolente intervention de la force qui prétend dominer et régler la foi; il nous rend plus attachés à ces biens précieux conquis au prix de tant de souffrances, la tolérance et la liberté.


GASTON BOISSIER.