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de Cuba à l’enquête de 1867 et de celui des délégués de Porto-Rico, éloquens plaidoyers de morale chrétienne, de sagesse politique, d’expérience pratique et de patriotique indignation.

Comment donc une société riche, éclairée, généreuse, qui vit et qui souffre au milieu de ces maux, n’a-t-elle pas le courage de les anéantir sans retard ? Pourquoi les habitans de Cuba et de Porto-Rico n’affranchissent-ils pas leurs esclaves ? Cela ne peut tenir qu’à deux motifs, la peur et l’intérêt. Interrogeons ces deux motifs, La peur se conçoit. Ce n’est pas la peur de la révolte : une insurrection est bien plus à redouter avant qu’après la suppression de l’esclavage ; c’est la peur de la ruine. On craint que l’esclave ne veuille plus travailler, et cette inquiétude est assez naturelle, puisqu’on a tout fait pour lui rendre le travail odieux. Cependant l’exemple des colonies anglaises, françaises, hollandaises, prouve la parfaite vérité de ce mot du marquis de Sligo, gouverneur de la Jamaïque au moment de l’émancipation, en 1835 : « toutes les fois que les propriétaires veulent que la chose aille bien, elle va bien. » L’exemple des États-Unis du sud, où déjà le travail libre arrive presque à fournir autant de coton que le travail servile en produisait avant la guerre, est plus significatif encore. La vente, constatée partout, c’est qu’un quart à peu près des anciens esclaves retourne à la vie sauvage, un quart va dans les villes, une moitié reste aux champs ; mais une meilleure distribution du travail, l’introduction des machines, la concentration des usines, une surveillance plus exacte, surtout un travail plus intelligent et plus énergique, parce qu’il est stimulé par l’intérêt personnel, permettent de tirer de cent hommes libres des résultats bien supérieurs à ceux que produisent deux cents esclaves.

La preuve de cette assertion n’est pas à faire, elle est faite à Cuba même. Une grande sucrerie agricole entièrement desservie par le travail libre a été fondée en 1864 par MM. Odoardo frères, de La Havane, sous le nom de La Ruche, La Calmena, et cette sucrerie produit 1 million de kilogr. de sucre par an. Toutes les opérations, à commencer par le défrichement des forêts qu’a remplacées la plantation, ont été exécutées par des ouvriers presque tous blancs, et même Européens, travaillant en toute saison, dans les meilleures conditions de santé, sous la direction spéciale de M. A. Odoardo, ancien élève de l’école d’agriculture de Grignon. Cet exemple peut rassurer les Cubains sur les applications du travail libre. Une autre leçon est fournie par l’expérience. L’esclavage et même la traite ne peuplent pas. La vie est étouffée, le mariage empêché par ces enrôlemens forcés d’hommes sans femmes. Les ouvriers libres européens, seules recrues désirables, ne veulent pas se