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qui comporte un enseignement plus général. Le succès qu’obtient aujourd’hui M. Lehmann et le crédit désormais attaché à son nom sont avant tout un hommage, volontaire ou non, raisonné ou instinctif, à l’inévitable puissance dans l’art des doctrines vraiment élevées, des idées suscitées ou développées par une forte éducation morale. Oui, dans l’art plus que partout ailleurs peut-être, une profonde culture morale est nécessaire, parce que l’art mal compris ou superficiellement traité aboutit facilement à une glorification malsaine ou à une contrefaçon stérile de la matière. D’où viennent les entraînemens auxquels cèdent aujourd’hui tant de peintres réalistes, néo-païens ou autres ? A quoi tient, sinon à l’absence ou à l’insuffisance de cette éducation préalable de la pensée, l’espèce de candeur avec laquelle on substitue tantôt la copie brute à l’imitation ingénieuse des choses, tantôt l’expression impudique à la chaste image du beau ? De notre temps certes, ce ne sont pas les talens qui font défaut, à prendre ce mot « talent » dans le sens de l’expérience professionnelle et de l’habileté toute technique. Jamais, que nous sachions, on n’a autant peint en France ni généralement aussi bien ; mais que recèlent au fond ces innombrables témoignages de dextérité, d’activité, d’Industrie ? Quelles idées communes résument-ils, et surtout quelle satisfaction y pouvons-nous puiser pour les plus nobles aspirations, pour les plus impérieux besoins de notre imagination ? Il semble que tout cela ait été conçu au hasard du moment, sans autre théorie que le culte de la réalité ou la fantaisie individuelle, sans autre ambition que le désir d’étonner ou d’amuser le regard. L’opinion peut en apparence s’accommoder de ces simulacres muets, de ces menues tentatives, et les récompenser pendant quelque temps par ses suffrages. Viennent pourtant des exemples d’un art plus sérieux et d’une foi plus haute, que quelque talent bien muni, comme celui de M. Lehmann, arrive, après plusieurs années d’indifférence ou d’oubli, à se remettre en lumière et en scène, — ceux-là mêmes qui s’étaient le plus aisément laissé distraire ailleurs se reprennent aux idées que ce talent représente. Ils se rappellent que l’art a mieux à faire que de caresser les surfaces de notre intelligence, ou de nous livrer sans commentaire le portrait de la chair, l’effigie de « l’animal humain. » Ils sentent qu’il lui appartient aussi et surtout de proposer à l’âme la contemplation de sa propre image, de l’intéresser à des vérités dignes d’elle, et, là même où le beau extérieur semble seul en cause, de nous exhorter à reconnaître la beauté intime et à aimer ce qui est bon.


HENRI DELABORDE