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émotion, parmi ceux que le christianisme a nourris et formés, contempler le signe sacré qui conserve vivant pour nous le souvenir du supplice honteux et glorieux du Fils de l’homme ? La trinité prise à la lettre est un dogme dangereux, car, si l’unité de substance est conciliable avec la pluralité des personnes, que répondre au panthéisme, qui prétend précisément que la diversité des personnes ne prouve pas la pluralité des substances ? Entendue symboliquement, comme l’ont bien souvent expliqué les pères et Bossuet en particulier, la trinité représente admirablement dans leur source divine les trois grandes forces de l’âme, puissance, intelligence et amour, indivisiblement unies, se pénétrant en se distinguant, s’opposant en s’identifiant, comme en nous-mêmes ; elle exprime enfin l’unité multiple que Platon a démontrée nécessaire à l’origine des choses, pour que le monde ne s’abîme pas dans l’unité immobile de l’être ou dans la dispersion infinie du non-être. Pris à la lettre enfin, le dogme de la grâce, lié à celui de la prédestination, est un dogme révoltant ; il nous représente l’idée d’une faveur arbitraire ou d’une condamnation non moins arbitraire, d’un choix qui, précédant les actes et n’étant pas guidé par l’idée de la justice, ne se distingue en rien de la fatalité ; c’est aussi une doctrine qui tend à détruire en l’homme toute liberté et toute responsabilité personnelle. Entendue symboliquement, la doctrine de la grâce représente l’appui que l’âme trouve pour le bien dans l’amour, dans l’enthousiasme, dans les nobles sentimens, sans lesquels le libre arbitre serait misérablement pauvre et insuffisant. Seulement ces sentimens d’amour, nous n’avons pas à les attendre passivement d’un acte arbitraire de libéralité gratuite ; c’est à nous-mêmes à les produire, à les développer en nous et chez les autres hommes par l’effort de la liberté. En un mot, nous ne voulons pas sacrifier la philosophie au christianisme ; mais nous serons volontiers les premiers à reconnaître que le christianisme lui-même est une grande philosophie.

N’oublions pas enfin que le christianisme à l’origine a été une doctrine pratique plutôt que spéculative, que le Christ est venu racheter les âmes misérables et pécheresses beaucoup’ plus que proclamer des dogmes. La théologie dogmatique est une grande chose, c’est la métaphysique de la religion ; ce n’est pas la religion. Jésus-Christ lui-même l’a dit : « Aimez Dieu par-dessus toutes choses, et votre prochain comme vous-mêmes ; voilà toute la loi. » Cette loi est la nôtre, et il n’en faut pas d’autre pour être chrétien. C’est ce que pensent aujourd’hui beaucoup d’hommes pieux et éclairés. Nous le pensons avec eux.


PAUL JANET.