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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 81.djvu/755

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portrait de femme très étudié, très voulu, tout à fait particulier, d’une beauté étrange et fascinatrice, mais un peu sec dans l’exécution. M. Cabane ! et M. Giacomotti pécheraient plutôt par mollesse, surtout dans leurs grandes toiles, où il y a du goût et de la grâce, mais qui manquent de fermeté.

Le Charles Garnier de M. Baudry est une lettre à l’adresse de la postérité : non-seulement cela vit, mais cela vivra. L’œuvre est forte, intime, profonde, deux fois personnelle ; elle a jailli pour ainsi dire de la collaboration d’un modèle et d’un artiste qui ont vécu leur vie ensemble et n’ont point de secrets l’un pour l’autre, Tous les portraits des hommes marquans devraient être traités ainsi, les séances de pose n’étant qu’une récapitulation, un résumé de mille observations antérieures. Celui qui va s’asseoir dans l’atelier d’un inconnu et lui dit : Voulez-vous me peindre en huit jours ? est un sot. M. Ingres répondait en pareil cas : Je vous peindrai dans une séance, si vous voulez, mais commençons par devenir vieux amis. Le portrait de M. Garnier, s’il arrache un cri d’admiration aux artistes, étonne un peu le gros public. J’ai entendu les visiteurs du dimanche se dire entre eux : Quel est donc celui-là ? un sauvage ? un homme de l’ancien temps ? Pour sûr, il n’est pas d’ici. — Non, bonnes gens, il n’est ni de notre pays ni de notre temps ; c’est un Florentin du XVIe siècle, et son œuvre le dit aussi éloquemment que son visage. Le nouvel Opéra, avec ses formes, ses couleurs, ses marbres, ses métaux et tout ce brio de choses étranges, éclatantes, inouïes, ne pouvait pas sortir d’un cerveau parisien ; c’est l’œuvre d’un homme unique fait exprès pour dévulgariser votre nouveau Paris.

J’arrive sans plus de transition au portrait de M. Haussmann. Ce n’est pas le meilleur que M. Henri Lehmann ait exposé, il s’en faut. Admettons même qu’il arrive en soixantième ligne parmi les cent portraits de cette dimension que l’artiste nous a donnés depuis sa sortie de l’école. Ce qui importe à la critique n’est pas d’enregistrer l’échec tout relatif d’un talent supérieur, c’est de l’expliquer au public et à l’artiste lui-même. Après comme avant cette erreur, M. Henri Lehmann restera le plus intelligent, le plus instruit, le plus curieux, le plus inquiet, le plus passionné des peintres contemporains, le plus expert dans les choses de l’art et dans la connaissance de la nature, le plus ouvert aux idées d’autrui, le plus fertile en aperçus individuels : pas un homme vivant ne s’est fait un horizon plus large ; mais il a manqué M. Haussmann, au moins dans une certaine mesure, et tout le monde en convient, même lui. D’où vient ? pourquoi ? comment ? Justement parce que M. Lehmann est un très savant peintre d’histoire, très difficile à contenter et sévère à lui-même comme on ne l’est guère aujourd’hui. La tête du préfet,