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mal. Cette philosophie est comme le manichéisme d’un poète que les ténèbres obsèdent pour le punir en quelque sorte d’avoir trop aimé le soleil. On dirait que M. Victor Hugo, reculant à son insu jusqu’à Zoroastre, s’est fait une doctrine à son usage. Elle a un caractère tout primitif, et il ne faut pas s’en étonner : le génie de l’écrivain a toujours eu quelque chose d’inculte et de fauve ; un goût secret de barbarie s’est trahi de bonne heure dans ses raffinemens. Cette philosophie de l’ombre rappelle les terreurs de ces hommes des premiers temps du monde qui, voyant tomber la nuit, appelaient à grands cris le soleil, et le cherchaient effarés par les campagnes, errans et désespérés au sein des ténèbres. Il voit le combat du bien et du mal sous la forme d’une lutte éternelle entre la lumière et l’obscurité. Il se débat entre l’une et l’autre comme son Gilliatt des Travailleurs de la mer entre la nuit, qui conspire avec les élémens pour le perdre, et le soleil levant, qui le retrouve épuisé, anéanti sur son rocher, et lui rend le courage. Cette ombre métaphysique apparaît pour la première fois dans les Châtimens :

Femme, qui pleures-tu ? — L’absent.
— Où s’en est-il allé ? — Dans l’ombre.


Nous venons de relire les Rayons et les Ombres pour nous assurer qu’il n’y en a pas même une trace. Voilà sa théorie sur la part de la fatalité et de la Providence dans ce monde. Ce système, qui n’est qu’une image, s’est emparé de son esprit du jour où il a mis le pied hors de France. Que l’on mesure maintenant la distance entre le simple mot des Châtimens et la longue apocalypse qui dans les Contemplations a pour titre : Ce que dit la bouche d’ombre, et l’on verra le chemin qu’a pu faire une idée dans les ténèbres compliquées de l’exil et de la solitude sur un rocher de l’Océan.

Ce que nous avons dit de la personnalité et de la philosophie répandues dans les Contemplations, n’avons-nous pas lieu de le dire de la mystérieuse intimité du poète avec la nature ? Elle semble dater encore des Châtimens et du jour où a commencé la solitude. Cependant on pourrait penser le contraire, si l’on s’en rapportait à certaines pièces comme celle qui commence par ces vers :

Oui, je suis le rêveur ; je suis le camarade
Des petites fleurs d’or du mur qui se dégrade,
Et l’interlocuteur des arbres et du vent.
Tout cela me connaît, voyez-vous. J’ai souvent,
En mai, quand de parfums les branches sont gonflées,
Des conversations avec les giroflées.


Parlant à la fin du papillon folâtre, elle se termine par ces mots :