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Né en Galicie, dans la Pologne autrichienne, Karol Szajnocha[1] connut de bonne heure, dès l’âge de dix-sept ans, le cachot et les chaînes… Qu’on veuille bien nous pardonner d’entrer à cette occasion dans quelques détails ; les détails ici peignent les effroyables destinées de plusieurs générations, ils caractérisent tout un régime, — ce régime « paternel » de la vieille Autriche qui déjà commence à s’effacer dans les mémoires, et que certains esprits forts et désabusés du présent se donnent même parfois l’air de vouloir regretter… Il arriva donc qu’un soir, en 1834, pendant une représentation au théâtre de léopol, des vers « incendiaires » furent lancés dans le parterre, et que les soupçons de la police se portèrent sur un adolescent, un étudiant. Elle l’arrêta, et ne négligea pas non plus de saisir tous ses papiers. La fatalité voulut que ce jeune homme, comme tant d’autres à son âge, eût rêvé de composer une tragédie, un drame, que, comme tant d’autres aussi, il ne fût parvenu à jeter sur le papier que les noms des personnages de l’œuvre méditée ; il n’avait pas même été complètement satisfait de son premier jet, et il avait remanié à plusieurs reprises ces noms des personnages en les consignant sur des feuilles éparses. Avec sa sagacité ordinaire, la police autrichienne devina dans ces feuilles « des listes de conjurés, » et comme le nom de Paul (le héros du drame si peu avancé) se trouvait à la tête de chacune de ces « listes, » elle conclut judicieusement que c’était là le chef de la conspiration ; elle fit surtout passer au crible de ses recherches et de ses persécutions les « individus suspects » qui répondaient au nom de Paul ou à ses dérivés, un écrivain distingué, Zegota Pauli, dut à ce génie de combinaison une captivité de dix-huit mois. Quant au malheureux détenteur des « listes, » quant au pauvre étudiant qui ne comptait que dix-sept printemps et qui avait rêvé une tragédie, il eut les mains et les pieds chargés de fers, il fut jeté dans un cachot sombre, humide, suintant, horrible, et il y demeura deux ans. « Des têtes comme celle de votre fils, il faut les aplatir[2] ! » dit un jour le délégué du gouvernement paternel, M. Kriegk, à la mère éplorée qui lui demandait la mise en liberté de son Karol ou du moins sa mise en jugement. Comment s’y prit-on pour aplatir cette tête d’enfant ? Nous l’ignorons, et dans l’œuvre de Szajnocha nous n’ayons trouvé qu’une seule page qui fasse allusion à cette douloureuse époque. C’est une pièce de vers (le grand historien n’a jamais complètement renoncé à la poésie) ; elle porte la date de 1848 et a trait à la guerre de Hongrie, à laquelle la jeunesse polonaise prenait alors une part si active sous les drapeaux de Bem et

  1. On prononce Cheynoha.
  2. Solche Köpfe muss man drücken.