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marché, devant des maisons dont l’architecture rappelle celle des faubourgs de Stuttgart et de Munich.

Dans le reste de la cité, même mélange d’apparences contraires, même lutte entre ce qui fut et ce qui sera. Au bazar, il est vrai, la plupart des boutiques sont encore installées à la turque ; elles ont le banc devant la porter et à l’intérieur ces espèces d’établis sur lesquels s’assied, les jambes croisées, le marchand du Caire ou de Stamboul ; mais d’autres magasins prétendent s’installer à l’européenne et font songer à ceux de nos sous-préfectures. Ça et là, on aperçoit devant un café quelque capitaine de. l’intérieur ou quelque Bosniaque qui a des pistolets et un couteau passés dans la ceinture. La plupart des petits marchands portent encore le fez, le gilet d’étoffe rayée, la veste, souvent brodée en soutache sur les épaules, aux poignets et dans le dos, le pantalon large, fermé au-dessus du genou et les guêtres de même couleur ; mais les étudians, les employés, les riches bourgeois, s’habillent chez les tailleurs allemands. C’est aussi à Vienne que commandent leurs chapeaux et leurs robes les femmes qui appartiennent à ce que nous appellerions le monde ; quant aux petites bourgeoises, leur costume est une sorte de transaction entre les habitudes anciennes et les modes nouvelles. Ce qui les distingue surtout de nos femmes, c’est qu’elles ne portent pas de chapeau ni de bonnet ; elles ont sur la tête un fichu de soie tordu, noué en diadème et retenant les cheveux ; souvent ce fichu est orné d’un large médaillon doré ou de quelque autre bijou piqué dans l’étoffe. Une veste de velours brodée d’or aux manches se détache sur une jupe de couleur plus claire ; des rubans à grands ramages forment parfois une ceinture dont les deux bouts, décorés de longues franges, pendent jusqu’à terre. Il y a donc là, sinon des formes particulières à l’Orient et très éloignées des nôtres, au moins un goût local et au mode d’ajustement qui conservent encore une pointe d’originalité.

Sortez de la ville, allez chercher un peu de fraîcheur dans l’aimable vallon de Topchi-déré, le bois de Boulogne de Belgrade. Sur la route, vous croiserez de brillans équipages ; parmi les parterres bien fleuris, vous causerez avec des femmes élégantes, avec des hommes qui parlent toutes les langues de l’Europe ; puis quand, vers le coucher du soleil, vous remonterez en voiture pour retourner en ville, vous tomberez dans des escouades de forçats qui saluent au passage les promeneurs. Ce sont ces forçats dont quelques-uns, l’été dernier, ont aidé à assassiner le prince Michel ; pendant la journée, un certain nombre de ces galériens vaguaient dans les bois d’alentour en flâneurs désœuvrés sans que l’on parût autrement s’en étonner, et le soir ils allaient en camarades causer, fumer et