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boire chez le directeur du bagne ; ce fonctionnaire, un haut personnage, parent des Kara-Georgevitch, recevait ses pensionnaires à dîner. Ces contrastes, on pourrait les retrouver et les signaler ailleurs encore, si on étudiait d’une manière plus complète les mœurs et la vie de la principauté serbe. En tout cas, ils amusent l’esprit et piquent la curiosité ; mais ils cessent de surprendre pour peu que l’on ait étudié cette histoire de la Serbie moderne qui vient d’être si bien racontée aux lecteurs de la Revue[1]. Les événemens que nous voulons retracer aujourd’hui laissent une impression analogue : le règne du prince Michel, tout court qu’il ait été, a beaucoup contribué à rapprocher la Serbie de l’Occident, à en préparer la transformation, et il a été brusquement interrompu par un retour de l’ancienne sauvagerie, par un acte de violence et de cruauté qui rappelle les âges de barbarie chantés dans les pesmas.

C’était, quant à lui, un homme tout moderne d’esprit, d’instincts et de goûts que ce prince qui périssait en 1868, victime de haines féroces qui ne peuvent même pas invoquer l’excuse et les sophismes de la passion politique. Le fils de Milosch s’était de longue main préparé à sa tâche en homme qui compte sur l’avenir. Pendant que le prince déchu vivait en vrai boyard dans ses terres de Valachie, Michel Obrenovitch avait employé les années d’exil à visiter l’Europe et à en apprendre les langues. Il s’était assis, simple étudiant, sur les bancs de l’université d’Heidelberg ; il avait beaucoup écouté, beaucoup lu, beaucoup réfléchi. Les dix-huit mois qu’il passa en Serbie comme héritier présomptif lui servirent à refaire connaissance avec son pays et son peuple. Il se tenait d’ailleurs à l’écart, dans une attitude d’abstention respectueuse ; tout un siècle séparait cet homme jeune, doux et instruit, qui avait appris en Europe le respect de la vie humaine et la puissance de l’opinion publique, de l’ancien pâtre, du vieux chef de partisans qui s’était formé à l’école des haidouks de la montagne et des pachas turcs de Belgrade. Quand la mort de Milosch appela son fils à lui succéder, celui-ci avait trente-six ans. Ceux qui l’avaient connu en Occident et en Serbie avaient conçu pour sa personne une sérieuse estime ; on appréciait ses qualités, plus solides que brillantes, sa bonté, sa droiture, son sens juste et ferme, sa persévérante volonté, son patriotisme.

Le jour même de son avènement, le nouveau kniaz signait une proclamation annonçant que désormais « la loi serait la seule autorité en Serbie. » Si ces paroles n’ont été jusqu’ici qu’un programme très incomplètement réalisé, encore fait-il voir là le désir

  1. Voyez les livraisons du 1er novembre et 1er décembre 1868, 1er Janvier, 15 février, 1er avril et 15 mai 1869.