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projet en déclarant que cette quadrature de la France entière entraînerait un labeur et des retards que la situation politique ne comportait pas. On se résigna à maintenir les divisions départementales consacrées par l’habitude, en attribuant à chaque département un représentant pour 40,000 âmes et autant de collèges que de cantons. On avait à cœur surtout de neutraliser l’esprit d’intrigue, afin de donner à cette inauguration d’un monde nouveau un grand caractère politique. À cette intention, Armand Marrast fit prévaloir le système des scrutins de liste, espèce de compromis entre le vote direct, que les circonstances imposaient, et le suffrage à deux degrés de nos anciennes constitutions républicaines. Enfin, pour protéger les incapables contre leur propre ignorance, il avait paru naturel et légitime de limiter le droit de suffrage en exigeant de l’électeur qu’il écrivît ou fît écrire son bulletin séance tenante ; mais cette précaution pouvait compromettre le secret du vote, et elle n’était guère conciliable avec le scrutin de liste. Comment exiger des électeurs qu’ils écrivissent des kyrielles de noms sous les yeux du président ? On éluda les difficultés de la pratique en posant sommairement quelques principes : âge électoral abaissé à vingt et un ans, nombre des représentans proportionnel à la population de chaque département, vote secret au chef-lieu du canton, par scrutin de liste, avec faculté d’apporter un bulletin écrit ou imprimé à l’extérieur. Tout cela, à la vérité, fut tranché un peu lestement ; les minutes étaient comptées : il fallait non pas délibérer, mais conclure et décréter. Les hommes du gouvernement se jetaient dans l’inconnu avec cette confiance naïve qui était presque partout dans les premiers jours. Comme l’a dit un d’entre eux[1], on agissait sous l’empire d’une vérité éclatante, incontestable : c’est que le suffrage universel ne peut exister sans la liberté pour tous les citoyens de se réunir, de se concerter, de parler, d’écrire, de publier, d’afficher, ensemble de libertés qui se font équilibre en se corrigeant au besoin l’un par l’autre.

La délibération du 4 mars fut signée le 5, insérée le 6 dans le Moniteur et complétée le 8 par des instructions réglementaires. « Voulant remettre le plus tôt possible aux mains d’un gouvernement définitif les pouvoirs qu’il exerçait dans l’intérêt et par le commandement du peuple, » tels sont les termes du décret, le gouvernement provisoire convoquait au 9 avril les assemblées électorales. Un délai d’un mois pour dresser les listes et régler les innombrables détails d’une opération aussi vaste et aussi nouvelle, c’était presque de l’improvisation. Si on était resté dans ces limites, la foule aurait couru au scrutin avec un enthousiasme moins refroidi,

  1. M. Garnier-Pagès, Histoire de la révolution de 1848.