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célébraient un pareil résultat comme un triomphe. L’appréciation était autre dans les hautes régions du monde politique, et voici ce que je retrouve dans une correspondance étrangère où les impressions du moment me semblent bien saisies. « Sous un régime franchement parlementaire, où les majorités sont souveraines, 5 voix d’opposition, 5 voix qui se réservent de juger, sur 267 élus, cela serait un éclatant succès pour l’autorité monarchique. Il n’en est plus de même avec un pouvoir dictatorial qui, par sa nature, ne peut supporter ces entraves. Je sais bien qu’avec son habileté personnelle, avec la force de sa situation, où seul il peut voir, attendre et décider, l’empereur surmontera cette difficulté. Il n’en est pas moins vrai que sa politique, si heureuse en apparence, a reçu un premier échec aux yeux du monde entier, qui l’observe. »

On ne s’en serait pas douté à l’intérieur. Jamais la vie politique ne fut plus languissante chez nous qu’au commencement de 1858. A la chambre, quand revinrent les candidats de l’empereur, ce fut une effroyable nouveauté que de voir entrer trois collègues, dont l’un, fils de proscrit, avait été commissaire de la république, l’autre élève et ami de Proudhon, le troisième chef des « voraces » de Lyon[1]. On affectait de les laisser dans un isolement significatif. « M’étant approché dans la salle même d’un des membres courageux qui nous avait adressé la parole, raconte M. Emile Ollivier dans la récente publication qui a fait tant de bruit, je remarquai sur son visage de l’embarras, puis un véritable trouble ; enfin il me dit d’une voix saccadée : « Vous me parlerez dehors, de Morny nous regarde. » Tel fut, ajoute M. Ollivier, le milieu dans lequel pendant un an j’ai seul comme orateur soutenu les principes démocratiques et libéraux. » MM. Jules Favre et Ernest Picard n’entrèrent en effet au corps législatif que l’année suivante, à la suite d’une réélection.

La bataille des cinq ne commença qu’en 1859. Le début fut rude. Il fallait lutter contre l’inattention dédaigneuse de l’assemblée, ou, au premier mot malsonnant, contre un silence défiant et glacial, plus à craindre pour un orateur que l’ironie et la colère. Au dehors, les efforts des cinq n’avaient qu’un bien faible retentissement. Les députés n’étaient pas admis à revoir les épreuves de leurs discours. Le compte-rendu des séances consistait dans une sèche analyse que les journaux dédaignaient souvent de reproduire ; les commentaires de la presse, qui multiplient l’effet produit dans la chambre et le propagent au loin, étaient prohibés et souvent punis.

  1. Nom que prit ou que reçut en 1848 une association populaire de Lyon, non pas qu’elle eût jamais envie de dévorer personne, mais plutôt parce qu’elle se composait de gens longtemps malheureux et affamés. C’est comme médecin des pauvres que M. Hénon acquit sur ce groupe une influence modératrice qui ne fut pas inutile dans les mauvais jours.