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somme énorme. » — Quel instinct financier! C’est, au XIIIe siècle, l’impôt des portes et fenêtres.

Tels serviteurs, tels maîtres ! Les baillis volent et extorquent, les seigneurs pillent et assassinent; seulement ils exercent leurs brigandages plus au grand jour et sur une plus vaste échelle. Ce baron qui fait un appel aux armes dans toutes ses terres pour que chacun s’en aille en ost avec lui, vous croyez peut-être qu’il s’en va châtier quelque félon ou rallier l’armée de son suzerain? Non, ce n’est qu’un de ces guerriers de craie (l’on dirait aujourd’hui « de paille » ou « de carton »). C’est un pillard de grand’ route, qui réunit une bande pour dépouiller les riches passans, les légats et leur cortège, les caravanes de marchands, ou pour s’emparer des biens de quelque monastère. Il fuit le roi parce qu’il craint sa justice, et il va cacher le fruit de ses déprédations au fond de son repaire, dans un de ces castella créés d’abord pour servir de refuge aux malheureux et devenus des nids de vautours. S’il n’a même pas ce facile courage, sa rapacité ne se donnera pas moins carrière. Le cheval du paysan, la vache du laboureur, tout lui est bon, rien ne lui échappe. Et que le pauvre hère ne s’avise pas de se plaindre ! « Que veut ce rustre? répondra le superbe; n’est-il pas bien heureux qu’on lui laisse son veau et qu’on épargne sa vie? » C’est ainsi que les nobles chevaliers et les gentilles dames se parent des dépouilles des pauvres; c’est par ces iniques violences qu’ils alimentent leurs prodigalités, qu’ils se procurent tout ce luxe, tous ces beaux vêtemens « si justement appelés robes, » s’écrie en jouant sur le mot rober, dérober, un dominicain plus vertueux que fort en étymologie.

Où sont donc les sublimes préceptes de la chevalerie? Où sont ces lois à la défense desquelles tout chevalier s’est publiquement consacré par un vœu, par un serment solennel, ces lois qui imposent aux nobles la mission sacrée de combattre partout la perfidie et la méchanceté, de défendre l’église, d’honorer le sacerdoce, de venger les injures du pauvre, de pacifier le royaume, de verser leur sang pour leurs frères, d’être jusqu’à la mort les protecteurs du faible et de l’opprimé? Où sont ces mœurs chastes, cette sobriété, cette simplicité, cette continence, qui seules élevaient le chevalier à la hauteur de sa mission ? Hélas ! tout cela est bien loin : le faste, l’orgueil, l’amour de la vaine gloire, la luxure, la débauche, la soif de tous les plaisirs, ont envahi les cœurs des grands seigneurs, et quant aux lois de la chevalerie, il n’en est plus question. « Les pauvres, les clercs, les abbayes, trouvent en eux, non des défenseurs, mais des persécuteurs. Ils retiennent les dîmes et les offrandes dues à l’église, enfreignent ses immunités, écrasent les hommes qui lui appartiennent de prestations et de corvées, ne respectent point le droit d’asile, et portent des mains impies sur les personnes sacrées