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et sur les effets qu’il produit. La faculté qu’on eut de le renouveler chaque jour et de reproduire dans le même ordre tous les phénomènes qu’il engendre permit de refaire aussi sans cesse les mêmes remarques, de les rendre par des noms expressifs et d’énoncer des formules qui purent être répétées par les fils et passer aux arrière-neveux. Ces formules sans les phénomènes prenaient une valeur abstraite et poétique, mais n’avaient un caractère positivement religieux que quand elles étaient prononcées en face du foyer sacré ; sans lui en effet, elles n’étaient plus qu’un simple souvenir. Au contraire, quand l’homme supérieur qui dès ces anciens temps portait le nom de prêtre se trouvait en présence d’Agni caché dans les arani[1], quand par le frottement il le faisait apparaître, quand il le déposait sur l’herbe sèche et sur les fagots de l’autel, lui donnait l’onction du beurre, l’alimentait de liqueurs spiritueuses et de gâteaux sacrés, le voyait lançant des flammes vers le ciel, illuminant toute la nature, révélant les formes des objets plongés dans la nuit, les réflexions se pressaient en foule dans son intelligence, émouvaient son âme, et la forçaient à se répandre en actions de grâces et en chants d’allégresse. Ses paroles, entendues des assistans, portaient la lumière et la conviction dans leurs cœurs ; ils « s’unissaient d’intention » avec le prêtre, et « ne faisaient avec lui qu’une seule pensée » dans plusieurs corps.

Nous extrayons ce tableau, la plupart de ces expressions, des hymnes indiens les plus antiques. Les auteurs ne faisaient, comme ils le disent, que répéter l’œuvre que leurs ancêtres avaient fondée. On en peut aisément déduire que la religion se présenta dès l’origine sous la double forme d’une doctrine et d’un culte ; mais, comme le feu était un agent nécessaire à tous les hommes, et que chaque père de famille pouvait l’allumer chaque jour en présence de sa femme, de ses enfans, de ses amis et de ses serviteurs, il dut se former des centres étroits et multipliés, non de culte, mais d’interprétation et de théorie. C’est ce que prouve la diversité des noms par lesquels on désigna le principe actif du feu, de la vie et de la pensée. Cette diversité est grande d’un hymne à l’autre dans le Vêda ; mais elle est bien plus saisissante encore d’un peuple à l’autre dans la race aryenne : on en trouvera un exemple dans le mythe d’Agni chez les Indiens, mythe dont celui de Prométhée forme le pendant chez les Hellènes. La formation de centres religieux isolés fut puissamment favorisée par l’état inculte où se trouvait la terre, par l’absence de routes et par la vie plus ou moins nomade de populations d’ailleurs rares et dispersées. Ainsi les doctrines

  1. On nommait ainsi les deux morceaux de bois que l’on frottait l’un contre l’autre pour exciter l’étincelle. Ce procédé était encore en usage au temps de Sénèque ; il l’est aujourd’hui même en Amérique.