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XVIIIe siècle avait, non pas aboli, mais énervé à Genève le XVIe, Rousseau y était à côté de Calvin. Ma mère, pieuse avec ferveur, était peu préoccupée des questions et des doctrines ; elle avait le cœur ardent et profond, mais l’esprit vif, actif, ouvert, curieux même et peu enclin à s’effrayer des idées nouvelles, quoique admirablement fidèle aux principes d’une foi simple et d’une vie sévère ; adonnée d’ailleurs à des souvenirs chers et douloureux, les croyances, et les espérances chrétiennes étaient pour elle un besoin intime plutôt qu’un sujet de méditation et d’examen. Ainsi mon foyer domestique était plus religieux qu’affirmatif, et mes études extérieures plus philosophiques que religieuses ; l’enseignement public dans l’université genevoise était libéral ; l’esprit scientifique et les idées de l’école écossaise y dominaient ; l’église de Genève, bien qu’avec prudence et dignité morale, était large et peu exigeante dans ses instructions aux familles comme dans ses prédications. C’est dans cette atmosphère que j’ai passé les années studieuses de ma première jeunesse. J’en suis sorti point incrédule, mais l’esprit un peu vide en matière religieuse et me croyant plus chrétien que je ne l’étais réellement.

La vie et la société de Paris, qui à partir de 1805 succédèrent pour moi à celles de Genève, aggravèrent d’abord plutôt qu’elles ne dissipèrent ce qu’il y avait d’incertain et de superficiel dans mes dispositions. Il y a dans l’atmosphère de Paris un vent de liberté ou plutôt de laisser-aller intellectuel et pratique dont les caractères les mieux armés ont peine à se défendre. Les distractions agréables et faciles excitent les fantaisies et relâchent les ressorts de l’âme, et elles abondent à Paris plus que partout ailleurs. Je subis quelque temps leur influence. Mes médiocres études de droit m’occupaient et m’intéressaient peu. J’allais beaucoup au spectacle. Je prenais plaisir à des œuvres et à des réunions littéraires, non pas précisément frivoles, mais peu sérieuses, routinières et qui ne provoquaient pas l’activité entreprenante et féconde de la pensée. Je ne tardai pas à en sentir le vide et l’insuffisance. J’eus la bonne fortune de contracter des relations et d’obtenir des amitiés qui m’ouvrirent une sphère intellectuelle plus élevée et plus consacrée aux grandes questions de la vie et aux grands désirs de l’âme. J’y entrai avec joie. La haute littérature, les études et les conversations philosophiques, historiques, politiques, devinrent ma préoccupation assidue, mon travail et mon plaisir. J’y portais autant de liberté que d’ardeur ; je n’avais en moi-même aucun parti-pris ; je n’étais engagé dans aucune école, dans aucune coterie ; je vivais au milieu des opinions et des tendances les plus diverses : les traditions graves de la France du XVIIe siècle, les aspirations généreuses du XVIIIe, les institutions et les mœurs politiques de l’Angleterre, les systèmes philosophiques