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LE CHRISTIANISME ET LE SPIRITUALISME.

de l’Allemagne, Rome païenne, et Rome chrétienne, le catholicisme et le protestantisme, les souvenirs de la monarchie de Louis XIV et les perspectives de la république de Washington, toutes ces grandes époques, toutes ces fortes apparitions de l’intelligence et de la société humaine avaient, dans le monde où je vivais et parmi mes relations habituelles et intimes, des disciples et des adversaires, des admirateurs et des détracteurs, des survivans fidèles et des successeurs jaloux.

Le premier résultat que produisirent en moi le spectacle de cette société, pour moi si nouvelle, et le souffle puissant de tant d’esprits divers fut un élan nouveau et très libre de ma pensée. J’étais charmé du mouvement intellectuel si varié, si vif et si libéral qui se déployait devant moi. J’étais frappé de la part de vérité que je reconnaissais dans chacune de ces opinions si différentes. Je ne m’inquiétais pas d’en peser scrupuleusement la valeur relative, et de choisir entre elles ou de les mettre d’accord ensemble. La tolérance mutuelle était presque aussi grande que la diversité : les philosophes survivans du XVIIIe siècle, M. Suard, l’abbé Morellet, M. de Tracy, ne s’étonnaient pas que j’admirasse passionnément M. de Chateaubriand, le Génie du Christianisme et les Martyrs, et ils m’admettaient sans trop d’humeur à les défendre dans leurs salons ou dans leurs journaux. J’assistais en même temps à la persistance de l’esprit philosophique du dernier siècle et à la renaissance du sentiment chrétien ; je jouissais à la fois de la liberté de l’un et de la beauté de l’autre. Je prenais un grand intérêt et une part active aux discussions qui se relevaient entre les disciples de Condillac et d’Helvétius et ceux de Descartes et de Bossuet. J’étais très décidément spiritualiste ; mais peu à peu et sans y penser beaucoup je devins en même temps rationaliste. L’influence de mon éducation ne suffisait pas pour me maintenir chrétien contre celle du monde si mêlé et si flottant au milieu duquel je vivais.

Une circonstance inattendue vint modifier à cet égard l’état de mon esprit, et me pousser, sur les questions religieuses, dans une nouvelle voie. L’histoire et la philosophie de l’histoire étaient dès lors mon étude favorite et assidue. Quelques essais en ce genre, publiés dans les recueils du temps, avaient été remarqués. Un libraire dit à M. Suard qu’il avait dessein de publier une nouvelle édition française de la grande Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain de Gibbon. « Je vois souvent, lui dit M. Suard, un jeune homme que je crois très propre à ce travail, M. Guizot. » La proposition m’en fut faite ; je l’acceptai de concert avec Mlle de Meulan, qui se chargea de la révision de la traduction, et moi des notes qu’il convenait d’y ajouter pour rectifier ou compléter, d’après les recherches de l’érudition moderne, l’œuvre de l’historien anglais.