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C’était une tradition de ce temps, et M. Suard la croyait fondée, que le premier volume de cette histoire avait été en partie traduit par Louis XVI, alors dauphin, sous le nom de M. Leclerc de Septchênes, secrétaire de son cabinet, et qu’en arrivant aux chapitres relatifs à l’établissement du christianisme le prince s’était arrêté par un pieux scrupule, et n’avait pas continué son travail. Ces chapitres furent pour moi l’objet d’une sérieuse étude dont les résultats, insérés sous forme de notes dans l’édition française de l’ouvrage de Gibbon publiée à Paris en 1812, ont été reproduits en Angleterre dans les deux éditions nouvelles du texte original publiées, l’une en 1838 par le savant docteur Milman, l’autre en 1854 par M. William Smith. J’ai dit ailleurs ce que je pense, aujourd’hui comme en 1812, du travail de Gibbon sur l’histoire de l’établissement du christianisme[1] ; le mien eut pour moi une importance tout autre que celle des notes ajoutées au livre original. Après avoir ainsi étudié de près les origines et les premiers siècles du christianisme, je restai frappé, non-seulement de la grandeur morale et sociale de l’événement, mais de l’impossibilité de l’expliquer par des causes et des forces purement humaines. Des faits si étranges acceptés et attestés avec une si entière confiance par les témoins qui y assistaient, dans ces faits l’union si intime et si conséquente des affirmations dogmatiques et des préceptes pratiques, la profondeur intellectuelle et la beauté morale du système, tant de gravité simple dans l’accomplissement des miracles et tant d’absolu détachement de soi-même dans la domination du fondateur, et après sa disparition la fidélité de ses disciples supérieure à toutes les faiblesses humaines, à tous les périls, à toutes les souffrances, ce petit groupe d’hommes obscurs doués d’une telle puissance qu’en errant et en mourant ça et là ils attirent à leur foi des générations qui à leur tour, sans autre force que leur conviction mise aux plus rudes épreuves, conquièrent le monde souverain et civilisé de leur temps, Rome et les provinces, les savans et les ignorans, l’empereur et l’empire, — tous ces caractères, toutes ces pauvres du christianisme naissant surpassaient infiniment, dans ma libre pensée, le cours général et ordinaire des affaires et des œuvres des hommes. Je ne dirai pas que cette première étude religieuse me ramena à la foi chrétienne ; mais elle me laissa plein d’embarras et de scrupules dans mon rationalisme philosophique ; j’entrevis le caractère divin du christianisme, et son histoire m’apparut comme une forte preuve de sa sublime origine et de sa vérité.

Des études philosophiques plus approfondies, la sérieuse observation des hommes et du monde à mesure que j’y pénétrais plus avant, surtout la vie politique dans laquelle j’entrai en 1814, toutes

  1. Mélanges biographiques et littéraires, p. 43, 48.