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Quand elle me laissa, j’étais un peu étourdi par sa beauté et son air de franchise ; je me ravisai presque aussitôt. Je me raillai de l’excès de mon obligeance, car j’allais perdre ma journée et me donner beaucoup de peine pour une personne qui ne souhaitait pas me revoir ; mais j’avais promis, et deux heures après j’étais à Saint-Vandrille. J’y trouvai ma belle voisine, qui vint à moi en me remerciant de mon exactitude. Je m’étais informé d’elle dans l’intervalle. Je savais qu’elle s’appelait M me de Valdère, qu’elle habitait Paris ordinairement, qu’elle venait de louer tout près de moi, qu’elle vivait absolument seule avec une vieille gouvernante, une cuisinière et un domestique, ne connaissant ou ne voulant encore connaître personne aux environs, passant ses matinées à la promenade et ses soirées à broder ou à lire.

Saint-Vandrille est, comme Jumiéges, une vaste ruine dans un petit enclos. Vous connaissez sans doute Jumiéges. Si vous ne le connaissez pas, figurez-vous l’église de Saint-Sulpice minée, éventrée, au milieu d’un joli jardin anglais, dont les allées sablées circulent à travers de beaux gazons sous des arcades à jour tapissées de lierre et enguirlandées de plantes folles. Les deux tours monumentales de l’église dressent leurs squelettes blancs comme de vieux os sur le beau ciel normand, si riche de couleur quand le soleil perce ses brumes. Des volées d’oiseaux de proie jettent de grands cris rauques en voletant sans cesse autour de ces donjons à jour, dont la dentelle protège leurs nids. Au bas des grandes murailles de la nef découverte croissent des arbres magnifiques et des buissons pleins de grâce. Dans un reste des anciens bâtimens de service, le propriétaire actuel, homme de science et de goût, s’est arrangé une demeure encore très vaste et décorée dans le meilleur style. Des débris retrouvés dans les ruines, il a fait un musée intéressant. C’est une habitation à la fois sévère, comfortable et charmante, en face d’un splendide décor que vivifie et parfume une admirable végétation, bien dirigée dans sa pittoresque ordonnance.

En examinant Saint-Vandrille, nous ne parlâmes que de Jumiéges, dont l’appropriation était à mes yeux un chef-d’œuvre, et pouvait servir de type aux projets de M, ne de Valdère. — Je comprends très bien, me dit-elle, que l’acquisition de ces monumens historiques crée des devoirs sérieux. Les restaurer n’appartient qu’à des fortunes princières, et je ne vois pas trop où serait le grand profit pour l’art et la science, qui ont bien assez de spécimens archéologiques encore debout. Je n’attache d’ailleurs aucun prix à ce qui est presque entièrement refait à neuf, avec des matériaux nouveaux et par des mains qui n’ont plus l’individualité du passé. Quand une ruine est vraiment une ruine, il faut lui laisser sa beauté relative, son grand air d’abandon, son mariage avec la plante qui l’envahit, et la