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PIERRE QUI ROULE.

solennité de son enseignement. La préserver de la dévastation brutale, l’encadrer de verdure et de fleurs, c’est tout ce qu’on peut et doit faire, et cette partie de ma mission, je la remplirais assez bien, je crois ; j’aime les. jardins et je m’y entends un peu ; mais l’appropriation de mon habitation personnelle à ce voisinage exigeant, voilà ce qui m’inquiète.

« Et puis, ajouta-t-elle, il y a dans ce genre de propriété une servitude qui m’effraie : on n’a pas le droit d’en refuser l’entrée aux amateurs et même aux oisifs et aux indifférens. Dès lors on n’est plus chez soi, et que deviendrai-je, moi qui chéris la solitude, si je ne peux me promener dans mes ruines qu’à la condition d’y rencontrer à chaque pas des Anglais ou des photographes ? Si nous étions aux portes de Paris, on aurait des jours et des heures à sacrifier au public ; mais ici a-t-on le droit de refuser la porte à des gens qui ont fait trente ou quarante lieues pour voir un monument dont vous n’êtes en réalité que le gardien ou le cicérone ? »

À cela, je n’avais rien à répondre. Je savais par quelles exigences indiscrètes, par quelles brutales récriminations, l’inépuisable obligeance de notre voisin de Jumiéges était souvent payée. Je conseillai à M me de Valdère de se construire un chalet au milieu des bois et de ne plus penser à Saint— Vandrille.

J’aurais dû rester sur cette sage conclusion, abandonner mon expertise et prendre congé d’elle ; mais la passion de l’archéologie m’entraîna. Saint— Vandrille a une plus belle église et mieux conservée en beaucoup d’endroits que Jumiéges. Les bâtimens adjacens sont laids et incommodes ; mais il y a un jardin carré qui descend en terrasses sur de riantes prairies, et ce jardin de moines, dessiné dans l’ancien style, était, pour mes rêves de décorateur consciencieux, une grande séduction. Il y a aussi une immense salle de chapitre très entière, tout entourée d’arcades élégantes. D’une grande tribune qui communique avec le réfectoire, on plonge dans le vaste vaisseau. Je me revis dans la salle du chapitre de Saint-Clément, j’y évoquai la conférence magistrale du prince avec ses vassaux, les rapides et déchirantes funérailles de Marco ; puis, mon hallucination suivant sa pente, je crus me retrouver dans la bibliothèque immense où nous avions joué la tragédie devant les seigneurs monténégrins ; je revis Impéria chantant et mimant la Marseillaise, et, dans une confusion de fantômes et de fictions, Lambesc hurlant les fureurs d’Oreste, tandis que je déclamais Polyeucte. La bonne et plaisante figure de Bellamare m’apparaissait dans la coulisse, d’où la voix caverneuse de Moranbois nous envoyait le mot. Des larmes me vinrent aux yeux, un rire nerveux me crispa la gorge, et je m’écriai involontairement : — Ah ! la belle salle de spectacle !