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lire sa composition. Il la lut avec un talent réel. Lorsqu’il eut fini, un de ses camarades se leva, et assura que John avait dit la veille des vers de sa composition bien supérieurs à ce morceau, et qu’on ferait bien de les lui faire répéter. John s’y refusa d’abord ; mais, sur ma demande, il se rendit au désir de ses camarades. On l’écouta dans un religieux silence. Ce petit poème de cent cinquante vers environ était sa propre histoire. Son père, sa mère et sa sœur avaient avant la guerre vécu dans une case appartenant à un riche planteur de la Virginie. Un jour, sa sœur est enlevée pour être vendue à un maître qui l’emmène dans l’ouest ; sa vieille mère meurt de chagrin ; son père avait maudit la cruauté qui l’avait séparé de sa fille, on l’avait maltraité ; lui-même, pauvre enfant de dix ans, avait été, parce qu’il pleurait quand on entraînait sa sœur, frappé du bâton. Tout à coup un cri s’était fait entendre dans le pays des esclaves, un cri, la liberté ! « J’étais libre, poursuivait le jeune poète, libre de marcher devant moi, libre de regarder la lumière du soleil, libre de gagner par mon travail le pain de chaque jour, libre de devenir aussi instruit que mes maîtres, libre de lire dans le livre de Dieu ! » Et il continua ainsi jusqu’à ce que, les larmes le gagnant, il fut obligé de suspendre un récit qui nous avait remués jusqu’au fond de l’âme. Toute la classe était émue, et je ne pourrais rendre l’aspect que présentaient trente jeunes filles versant des larmes d’attendrissement et d’admiration pour leur compagnon d’étude.

Ce qu’il m’a été permis de constater au collège d’Oberlin a confirmé entièrement l’opinion qu’avait fait naître en moi ma visite aux écoles du sud. Dans ce remarquable établissement, on a reçu un grand nombre d’étudians de couleur. Ils suivent pour la plupart les cours qui donnent l’instruction professionnelle. Ceux qui continuent leurs études le font avec un plein succès. J’ai trouvé 14 jeunes filles de couleur dans la classe la plus avancée ; elles ne paraissaient en rien inférieures à leurs compagnes de race blanche. En 1868, le grade A-B, celui de bachelier es arts, avait été obtenu par 15 jeunes gens et 10 filles. Le principal, dans un discours adressé aux étudians, leur faisait savoir que les élèves noirs n’avaient dans l’établissement aucun égal en ce qui touche le goût littéraire et l’habileté philologique. L’opinion des professeurs d’Oberlin est qu’il n’y a aucune différence, en fait d’intelligence, entre les enfans des deux races. Dans une classe mixte de grec où se trouvaient 27 élèves et qui était dirigée par une demoiselle de vingt-cinq ans, fille d’un des professeurs de la maison, une jeune fille de couleur traduisit avec beaucoup d’exactitude un chapitre du premier livre de Thucydide. La race nègre forme à peu près le cinquième de la population d’Oberlin ; cette petite ville est peut-être des points de l’Union où