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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/990

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nuisait à son bonheur intime rehaussait encore l’éclat de ses succès mondains. Les écrivains les plus éminens et les hommes d’état les plus distingués se faisaient gloire de venir grossir le cortège de la déesse. Pope, le plus adulé des poètes, lord Hervey, le plus spirituel des hommes politiques, y brillaient au premier rang, se réservant l’honneur de répéter ses moindres mots, traduisant trop souvent à leur gré ses moindres sourires. Une troisième puissance, le prince de Galles, ne se montrait pas moins attentif auprès de la belle lady. La chronique rapporte que ces assiduités déplurent à la princesse de Galles. Sa jalousie, suivant les uns, n’était pas étrangère au décret qui nomma M. Wortley ambassadeur. D’autres prétendent que l’on comptait sur la beauté de la femme pour assurer le succès des négociations confiées au mari. Ces négociations, qui tendaient à opérer un rapprochement entre la Turquie et l’Autriche, échouèrent devant l’orgueil du sultan ; mais le choix des personnes désignées n’en fit pas moins le plus grand honneur à la nation anglaise. Lady Mary surtout s’entendait à rallier toutes les sympathies et reçut partout des marques éclatantes d’admiration et d’estime. Des biographes un peu prompts à s’exalter louent son courage, vantent outre mesure le dévoûment de cette jeune femme, de cette jeune mère qui, pour ne point quitter son mari, affronta, disent-ils, mille périls, et s’engagea, accompagnée d’un enfant de trois ans, dans les hasards d’un voyage long et pénible. Je ne cherche point à rabaisser son mérite. Cependant je crois que la curiosité, autant que la tendresse, pouvait avoir part à cette entreprise ; une femme de cet esprit et de ce caractère ne rejette pas volontiers une offre pareille, et l’amour-propre ici pouvait fort bien venir plaider la cause du devoir. Ne voyageait point qui voulait à cette époque, ni surtout avec un passeport d’ambassadrice, c’est-à-dire avec le moyen de se faire ouvrir toutes les portes. D’ailleurs il ne faudrait pas s’exagérer les dangers d’une mission patronnée par un gouvernement puissant et environnée de toutes les garanties de sécurité imaginables. Le sultan Achmet n’avait point des façons de janissaire, et les lettres de lady Mary le représentent au contraire comme un fort bel homme, très sensible à la culture et à la civilisation européennes. Sans doute les contrées soumises à sa domination manquaient parfois de routes bien aplanies ; mais les mauvais chemins ne sont pas dangereux pour des personnes munies d’une forte escorte et précédées de nombreux courriers. M. Wortley, qui voulait étaler la puissance de son gouvernement, voyageait accompagné d’un train presque royal. Quant à lady Mary, on la respectait non-seulement comme une ambassadrice, mais encore au double titre de jeune mère et de femme aimable.

On oublie vite les absens, surtout quand on fréquente des