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personnes intéressées à les faire oublier. Lady Mary ne manquait pas de bonnes amies empressées de lui rendre ce service. Elle jugea que ce voyage, loin de lui nuire, pouvait encore rehausser le prestige qui s’attachait à sa personne, et qu’il fallait se servir de ses amis pour déjouer les ruses de ses rivales. Une santé robuste, une extrême facilité d’écrire, lui permettaient de noter les moindres incidens de sa vie. Elle part en 1716, au commencement d’août, et dès les premières étapes s’acquitte avec zèle de son rôle de narrateur. Les lettres adressées à sa sœur décèlent tout de suite la voyageuse anglaise, parente de lady Mathilde des Reisebilder, cette grande dame d’origine protestante et de façons sceptiques qui n’estime que son propre pays et raille impitoyablement les habitudes et les convictions des peuples plus imaginatifs ou plus artistes. « Je visitai l’église des jésuites, écrit-elle de Cologne, guidée par un jeune religieux de cet ordre. Il avait une très belle figure, et, ne sachant qui j’étais, se permit de m’adresser force complimens moqueurs qui me divertirent fort. L’église est jolie. N’ayant jamais rien vu de pareil, je ne me lassais point d’admirer la richesse des autels et la magnificence des châsses, statues des saints, etc. ; mais au dedans de moi-même j’étais vexée de voir d’aussi belles choses aussi mal employées, et ces perles, ces diamans, ces rubis, servir à enchâsser des dents gâtées ou figurer parmi des haillons sordides. J’avoue même que je fus assez perverse pour convoiter les perles qui s’enroulent autour du cou de sainte Ursule. Chose plus affreuse, un magnifique saint Christophe tout d’argent ne me donna que des idées mauvaises ; involontairement je pensai à ma table de toilette, et comme il ferait bien converti en bassin et en aiguière. »

C’est bien le ton d’une Méphistophéla protestante, née pour faire damner les poètes et enrager les prêtres. On aime mieux la voir employer son esprit à fustiger de petits ridicules, et, par exemple, s’attaquer à la manie de titres et de distinctions honorifiques qui règne dans les petites villes allemandes. «… Tout tourne autour de ce bienheureux titre d’excellence, que tous exigent, et néanmoins ne veulent donner à personne. Je leur ai conseillé de se montrer coulans sur l’application de ce titre, ajoutant que ce serait le meilleur moyen de le recevoir ; mais ma proposition a été rejetée avec dédain, et personne ne veut entendre parler d’une transaction aussi lâche. » Cela est à la fois très finement observé, et très vrai. D’autres remarques, plus profondes, peignent le contraste qui frappe lorsqu’on compare les états catholiques et les états protestans, ou qu’on visite tour à tour des villes placées sous le gouvernement d’un petit prince despote et les grandes cités marchandes qui ne relevaient alors que d’elles-mêmes. « Dans ces villes, le voyageur remarque un air